La première fois que j’ai rencontré Martin Robain, c’était en 2002. En 1995 avait été lancé par Jacques Toubon le ‘programme 4000’, consistant en la création de 4 000 places de prison. Ce programme comptait six établissements (deux maisons d’arrêt et quatre centres pénitentiaires) lesquels avaient été attribués à deux groupements d’architectes : trois établissements conçus par l’architecte Guy Autran et réalisés par l’entreprise Eiffage, les trois autres conçus par Architecture Studio et l’entreprise Bouygues Construction.
Préparé par le centriste Pierre Méhaignerie, prédécesseur de Toubon, le programme 4000 annonçait un changement de méthode et une volonté d’humanisation des prisons, déjà surpeuplées. En 2002, les premiers établissements déjà livrés, Il me semblait intéressant de connaître le point de vue des architectes, lesquels étaient à l’époque victimes d’une vindicte brutale. Guy Autran et Martin Robain acceptèrent de me parler de leur travail, malgré leur méfiance initiale. De fait, ils avaient chacun apporté une vision plus apaisée de la prison, du moins autant que faire se pouvait avec une Direction de l’administration pénitentiaire (DAP) généralement timorée.
Le travail de Guy Autran fut reconnu sur le tard, surtout quand on a vu ce qui fut construit plus tard par d’autres, en partenariat public-privé notamment. Il n’y a pourtant rien de fun à construire une prison : la taille de la cellule est définie une fois pour toutes, tout est fixé au mur, le cahier des charges est drastique, il faut des barreaux, le moindre détail prend une importance extrême. La lumière par exemple : une construction lumière qui apaise les ambiances nocturnes et qui a heureusement remplacé les anciens mâts qui inondaient d’une lueur jaune et lugubre les fenêtres des cellules, créant des tensions ! ? Batailler sans cesse avec la DAP… Ce d’autant plus que l’architecte est sans doute celui qui gagne le moins d’argent à construire une prison. Pour sa part, l’établissement pénitentiaire de Liancourt valut à Architecture Studio une nomination à l’Equerre d’argent 2004.
Architecture Studio, malgré son savoir-faire, refuse de faire de prisons dans les dictatures ou pays autoritaires. D’autres, pas de Français à ma connaissance, ont moins de pudeur certes, mais là encore faut-il se défier des impressions. Comparée aux prisons Scandinaves, l’incarcération en France est encore brutale mais il vaut mieux être incarcéré en France que dans certains pays, en Turquie par exemple en ce moment qui connaît une vraie surpopulation dans ses prisons. De toute façon, construire une prison est un acte éminemment politique et propre à chaque culture.
Toujours est-il que, plus de dix ans plus tard, Architecture Studio n’a cessé de s’intéresser au sujet et de prendre ses responsabilités, la construction de prisons constituant une toute petite part de l’activité de l’agence mais requérant toute son attention quand l’architecture est au centre des enjeux. Bref, à l’heure où flambe le nombre des prisons en France et où Jean-Jacques Urvoas annonce un nouveau programme 10 000, il me semblait intéressant d’en parler à nouveau avec les associés de l’agence, avec une question centrale : à l’heure du repli sur soi de la société, de l’Etat d’urgence et des attentats, que reste-il de l’ambition du programme 4000 ?
A l’agence, la conversation a lieu un matin de printemps 2016. Martin Robain est accompagné d’Alain Bretagnolle et Laurent- Marc Fischer, associés de longue date de l’agence. Il est bientôt clair que la volonté des architectes de contribuer à l’humanisation des conditions de détention demeure – je ne serais sinon sans doute pas en train d’en parler avec eux autour d’un café – mais elle est désormais forte de l’expérience.
En témoigne un projet à Haren dans la région de Bruxelles. La Belgique a les mêmes problèmes pénitentiaires qu’en France : vétusté et surpopulation. Face à l’impasse, le gouvernement et la municipalité ont décidé de changer de paradigme en s’appuyant sur les points suivants : responsabiliser le détenu, qui doit s’engager par contrat dans une perspective de formation et de réinsertion, et inclure la progressivité dans le régime de la détention, soit un parcours orienté vers la sortie.
Architecture Studio a proposé pour cet équipement pénitentiaire un projet urbain, dans tous les sens du terme, qui inscrit la responsabilité et la progressivité dans le bâti lui-même. Les différents bâtiments ont une organisation spatiale hiérarchisée qui permet, grâce à un simple système de bracelets et portiques connectés, de circuler dans des espaces de la prison de plus en plus larges au fil du temps. «Nous travaillons beaucoup à l’utilisation de l’espace comme élément médiateur tant dans le rapport aux détenus, à la famille, aux personnels. La circulation, au même titre que les espaces de réinsertion, devient un lien de sociabilité», souligne Alain Bretagnolle.
En effet, au coeur de ce ‘campus pénitentiaire’, une place publique. Ce ne sont plus les surveillants qui sont au centre de la prison mais ses usagers. Au fil du temps et de la bonne conduite, le détenu agrandit son espace et se rapproche de la porte d’entrée ou de sortie. Le message est le suivant : la réinsertion, c’est possible. L’architecture rend parfaitement compte de cette ambition : les barreaux disparaissent au fur et à mesure du parcours carcéral vertueux, les fenêtres deviennent des balcons. Le dernier quartier avant la sortie, le plus ‘confortable’, est connecté directement avec l’extérieur afin de faciliter les allées et venues des détenus qui travaillent à l’extérieur et reviennent passer la nuit en prison, sans qu’ils aient à se coltiner le parcours coercitif habituel.
«La philosophie est d’éviter les espaces univoques», souligne Laurent-Marc Fischer. «Quand on oppose détenus et surveillants, la fonction sociale de ces derniers est dévalorisée, or ce ne sont pas des porte-clefs ! Créer des espaces publics multidimensionnels permet de recréer un semblant de vie organique, publique et de reconstituer une hiérarchie urbaine, le coiffeur, le café, etc.», dit-il. «C’est plus cher en investissement mais le coût social est beaucoup moindre car il a été prouvé que la récidive diminue avec ce type d’accompagnement», souligne Martin Robain.
Sauf que, évidemment, pour l’extrême-droite locale, pour ce qu’il en est de cette prison, il ne s’agit rien moins que d’un hôtel 3 étoiles. Depuis il y a eu les attentats, y compris à Bruxelles, et les intentions des maîtres d’ouvrage ont peut-être évolué.
En tout cas il y a au moins deux établissements construits et livrés récemment où Architecture Studio a pu mettre en œuvre ses meilleures intentions. Le centre pénitentiaire de Saint-Denis de la Réunion, livré en 2008, est devenu une référence pour l’administration pénitentiaire, pourtant contre le projet durant le concours. «Notre volonté était d’ouvrir les vues et de dépasser le mur, que la privation de liberté ne signifie pas être coupé du monde. Les bâtiments, malgré leur géométrie simple, se distinguent les uns des autres. Surtout, en travaillant sur les flux, nous alternons les espaces restreints et ceux qui s’ouvrent largement sur le paysage, les espaces de travail et espaces de vie en étant ainsi grandement améliorés», explique Alain Bretagnolle.
A Tahiti, la prison de Papeari, dont la construction s’achève et qui sera livrée au printemps 2017 compte 410 places, des cellules de 11 m², mais aussi un faa’pu (potager polynésien), des vues exceptionnelles vers la mer. Malgré un cahier des charges évidemment strict, les architectes se sont adaptés aux spécificités du fenua (le pays ou la terre en polynésien). «Tout l’intérêt de travailler en Polynésie est de s’affranchir du modèle métropolitain et de travailler sur des aspects à la fois culturels et écologiques qui sont propres au site. On a beaucoup développé la végétalisation à l’intérieur de l’enceinte, dans les cours, dans les espaces communs. De la même manière, alors que le programme ne prévoyait qu’une signalétique en français, nous avons rajouté le tahitien parce que c’est important pour le respect du territoire et de la culture locale. Nous avons également recruté un artiste de la presqu’île pour tatouer les murs des galeries extérieures»,* explique Alain Bretagnolle. Toujours est-il que les détenus pourront acquérir des compétences au cours de leur détention. Du moins est-ce possible.
Architecture innovante dans deux établissements pénitentiaires situés dans les DOM-TOM. Hasard ? «Les Dom-Tom servent souvent de laboratoire pour de nouvelles pratiques pénitentiaires», souligne Martin Robain. De fait, l’administration pénitentiaire française travaille actuellement sur de nouveaux programmes immobiliers qui privilégient la responsabilisation des détenus dans leur parcours de détention dans la perspective d’une réinsertion programmée et se rapprochent ainsi de la culture des pays du nord de l’Europe.
L’intention des architectes, et pas seulement celle d’Architecture Studio, n’est pas forcément toujours bien comprise par les autres usagers de la prison. Ainsi ce surveillant, cité par La Croix,** qui explique que «les architectes se font plaisir en imaginant sur leur planche à dessin la prison du troisième millénaire». Selon lui, «libérer l’espace visuel» serait la grande marotte des architectes. Alors les sorties au faa’pu…
Pourtant, le conseil de l’Europe, dans un rapport daté d’avril 2014 notait que, pour ce qui concerne le nombre de suicides en prison, la France occupait le 41ème rang sur les 47 pays membres du Conseil de l’Europe, le taux de suicide des détenus s’élevant dans l’hexagone à 15,6 pour 10 000 détenus, contre 7,7 en moyenne dans le reste de l’Europe, ou encore un taux dix fois supérieur à celui de l’Espagne. Ce qui, au-delà de l’abstraction des chiffres, représente en France un décès en détention tous les trois jours. Pour ce qui concerne le personnel, un rapport de l’Institut de veille sanitaire (InVS) rendu public en avril 2015 indiquait que les suicides chez les surveillants pénitentiaires masculins sont 20% plus nombreux que dans la population générale.
Alors peut-être serait-il temps en effet de laisser les hommes de l’art «libérer l’espace visuel». Au moins à Cayenne, il y avait la vue. Le fait est, et Architecture Studio le démontre, qu’il y a une alternative.
Mais l’architecte et l’architecture ne peuvent plus rien ensuite quant à la gestion d’une prison, laquelle dépend souvent de la personnalité de son directeur, de même la sévérité des peines dépend-elle souvent du juge – et à voir le nombre de pauvres bougres envoyés en taule chaque jour en comparution immédiate, celui-ci a souvent la main lourde avec les faibles et légère avec les puissants. Pour ne citer que lui, le patron de Servier, dont le médiator aurait causé plus de 2 000 décès et qui a pourri la vie de milliers d’autres femmes pour s’en mettre plein les fouilles, n’a pas connu un seul jour de prison. Chacun peut ici ajouter ses propres exemples tant ils ne manquent pas. Si la justice est représentative de notre état de droit, pas étonnant que nos prisons soient surpeuplées et délabrées ou froides comme un coup de trique.
Alors pour l’architecte, le dilemme, personnel, voire intime, demeure. Construire une prison ou pas ? Certains ont décidé tout net de ne pas participer à ces concours. D’autres construisent des prisons pour faire reconnaître la dignité des personnes incarcérées . «L’exercice est limite pour un architecte», convient Alain Bretagnolle. «Mais c’est une responsabilité sociale du métier», dit-il.
En effet, et c’est justement à l’heure du tout sécuritaire et de l’Etat d’urgence qu’il y a, en ce domaine, urgence pour les architectes à remettre ce travail sur le métier.
Christophe Leray
* Cité par TNTV le mercredi 22 Juin 2016
** L’architecture des prisons, un casse-tête non résolu, La Croix MARIE BOËTON, le 11/03/2014