Une nouvelle typologie architecturale, sans laquelle notre civilisation s’effondrerait, est le centre de données (Data center). Dans la Roca Gallery conçue par Zaha Hadid dans l’ouest de Londres, une exposition intitulée « Power House : The Architecture of Data Centres » explore le sujet. Sa commissaire, Clare Dowdy, m’explique les avoir « considérés comme de grandes boîtes grises sans fenêtre ». Elle a changé d’avis. Chronique d’Outre-Manche.
La plupart des centres de données sont si banals que vous ne les voyez pas, contrairement aux sièges sociaux des géants de la technologie qui gouvernent le World Wide Web. L’anneau d’Apple de 462 m de diamètre à Cupertino, en Californie par Foster+Partners, ou les tours pontées du titan chinois de l’Internet Tencent atteignant 248 m au-dessus de Shenzhen par NBBJ (toutes deux achevées en 2018) ressemblent à des artefacts laissés par des visiteurs extraterrestres géants. Le bâtiment londonien, presque terminé, de Google par Heatherwick Studio et Bjarke Ingel BIG fait moins science-fiction mais serpente comme une falaise de verre et de colonnes sur 330 m sur Kings Cross, artère très fréquentée.
Qu’en est-il de l’architecture des centres de données ? Où résident les serveurs qui stockent les données et les applications d’Internet ?
En 1991, le World Wide Web (www) n’avait qu’un seul site, celui du CERN (le Centre européen de recherche nucléaire) mais, en 2000, il en hébergeait 17 millions. Les centres de données sont vite devenus trop grands pour les pièces qui les abritaient et ont eu besoin de bâtiments dédiés. Mais cette nouvelle typologie architecturale des années 90 était invisible ; la sécurité devenue primordiale, pourquoi attirer l’attention ? Les centres de données ressemblaient à des immeubles de bureaux étrangement silencieux avec des fenêtres réfléchissantes (généralement non nettoyées) et de nombreuses caméras de vidéosurveillance. D’autres ressemblaient à des bâtiments industriels légers et, encore en 2021, une installation majeure appelée IP House dans le ‘cluster’ de centres de données des Docklands de Londres est déguisée en entrepôt.
Les centres de données, de simples boîtes vides, sont cependant devenus encore plus gros. Selon Clare Dowdy, ceux qu’elle nomme « Hyperscale », c’est-à-dire avec plus de 5 000 serveurs, ont « leur propre grandeur étrange ». Leur conception est fonctionnelle, motivée uniquement par les besoins des serveurs : espace au sol, alimentation électrique, connexion aux réseaux de données et nécessité d’évacuer les grandes quantités de chaleur qu’ils génèrent. Au moins un tiers de la demande énergétique d’un ‘data center’ sert uniquement à refroidir l’équipement informatique.
C’est le genre de défi que résolvent les ingénieurs plutôt que les architectes. Qui se soucie de l’esthétique architecturale s’il n’y a qu’un besoin marginal de concevoir un espace pour la présence humaine ? Comme me le rappelle Iain Macdonald, professeur de l’unité ‘Instance of Uncertain Spaces’ à l’Université ArtEZ et directeur de l’agence de design Instance à Amsterdam, « ce que nous avons maintenant, ce sont des bâtiments pour l’automatisation – les entrepôts d’Amazon, les usines automobiles, sont robotisés ». Ces « zones semi-autonomes occupées par des machines » créent un agenda différent de « la conception urbaine liée à la création de lieux ».
De fait, il y a des gens autour de ces bâtiments, notamment ceux qui les voient de l’extérieur. Pourquoi ces ouvrages n’assumeraient-ils pas leur statut pour indiquer clairement : « Je suis un centre de données » ? Le Telehouse TN2 (2018), immeuble de 73 400 m² conçu par Nicholas Webb Architects aux Docklands de Londres, est revêtu sur six étages d’un motif inspiré des circuits imprimés et monté sur une structure de style résolument high-tech.
L’architecture qui a toujours connu l’art du paraître maintenant vend l’idée de durabilité. Dans l’est de Londres, le projet de centre de données Belvedere, sur lequel Iain Macdonald a travaillé lorsqu’il était chef de projet chez Scott Brownrigg architects, comporte des boîtes flottantes jumelles avec des bandes de revêtement horizontales promettant un aspect presque aussi éthéré que celui de SANAA, avec des murs et des toits verts. Il est alimenté en énergie par un système d’incinération des déchets. Il est cependant situé à côté d’une réserve naturelle et les militants écolos assurent que ce bâtiment va chasser les derniers oiseaux qui s’y rassemblent encore.
Ailleurs, les centres de données surgissent sous des formes follement diverses, comme le révèle l’exposition Power House. De vieux bâtiments, tels un grand magasin Macy’s dans le New Jersey et un bunker de la guerre froide en Suède, sont reconvertis en centres de données.
La typologie prend de l’altitude : les architectes allemands Schneider + Schumacher ont conçu un centre de données de 110 m de haut, le Qianhai Telecommunications Center, actuellement en construction à Shenzhen. En regardant plus loin, Iain Macdonald a déjà imaginé une tour où l’homme coexisterait avec des machines, partageant les huit premiers niveaux avec des robots, puis des serveurs occupant les niveaux supérieurs, jusqu’à 20 ou plus. Une vision saisissante de notre futur environnement bâti.
En attendant, Internet continue de s’étendre comme une supernova. Il compte désormais plus de 4,7 milliards d’utilisateurs humains, peut-être quatre millions de sites Web actifs (et quatre fois plus d’inactifs) et transporte près de 12 exaoctets de données par jour. Cela équivaut à un appel vidéo d’une durée de plus de deux millions d’années*.
Le trafic est 4 000 fois plus important qu’il ne l’était en 2000, et la bande passante des télécommunications double tous les 18 mois. C’est l’ère du Big Data et des loisirs en ligne, dynamisés par le streaming, les jeux, l’« Internet des objets » (où les appareils communiquent entre eux), les crypto-monnaies néfastes et en constante évolution, sans compter les nouveaux spectacles du métaverse bientôt près de chez vous.**
Les centres de données contribuent actuellement à 2% de l’empreinte carbone de l’humanité. Nous devons résolument la réduire. De grands noms se sont penchés sur le sujet : un centre de données conçu par Kengo Kuma en Corée-du-Sud est refroidi par les vents des montagnes, et Snøhetta propose un concept d’énergie circulaire dans lequel un centre de données chauffe une ville. Iain MacDonald propose des batteries nucléaires dont il a développé le concept avec le MIT et Westinghouse. « Vous n’avez pas besoin du réseau existant, cela vous donne une source flexible », dit-il.
Il n’y a pas que les centres de données pour lesquels les architectes peuvent faire preuve d’imagination. Des typologies grossières semi-aveugles se transforment à la lumière de la réalité. Le prochain gros bogue pourrait être cependant lié à quelque chose d’encore plus essentiel que les données : la nourriture.
Considérez la « dark kitchen », qui prépare de la nourriture pour les entreprises de livraison. Cruellement mais de façon rentable, ce principe écarte de la boucle du chemin logistique qui mène à votre bouche le restaurant physique ou les lieux de vente à emporter.
Ce n’est rien d’autre qu’une nouvelle étape dans notre parcours de somnambule qui nous mène de la vie civique à l’isolement de style ‘hikikomori’ immergé dans le numérique. Deliveroo a récemment déposé un permis de construire pour transformer un immense hangar industriel à l’est de Londres en « cuisine sombre ». De tels bâtiments sont anonymes, cachés et de facture simple, sinon simpliste. Cela vous rappelle quelque chose ?
Herbert Wright
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PS : L’exposition Power House: The Architecture of Data Centres est visible à la London Roca Gallery jusqu’au 28 février 2022
* Calculé à partir des statistiques disponibles sur les sites https://www.internetlivestats.com/one-second/#traffic-band and https://www.backblaze.com/blog/what-is-an-exabyte/
** Lire la chronique Enfer ou paradis ? Dans le métaverse, rien de réel, sauf les clones de F.L. Wright