« L’architecture n’est plus un objet passif considéré dans son achèvement, elle est le lieu et le temps de nos habitats en suspens ». Les Entretiens d’EVA ont analysé une thématique, brûlante d’actualité : une seule terre, que deviennent les projets d’habitat ? Marc-Antoine Durand, coordinateur du cycle, rend compte de ces échanges.
Le Conseil Scientifique du Pôle de formation Eva-aDIG a organisé en 2023, en partenariat avec Chroniques d’Architecture, un cycle de conférences et d’échanges autour de la thématique du devenir des projets d’habitats à l’heure de la crise écologique. En réunissant des chercheurs parmi les plus renommés, sous le marrainage de la philosophe Catherine Larrère, il s’agissait de questionner et de rendre publiques les questions de fond qui travaillent la profession et d’ouvrir la voie à de nouveaux champs de questionnement prospectif.
CHRONIQUE 01_Décrire nos héritages et nos habitats en suspens
Penser le projet comme activité projetante, ou comme projetation — comme disent les Italiens — est penser le projet dans le temps et dans le suspense du temps. Le projet n’existe alors qu’au présent, depuis toujours en train de se faire. Par nature il est inachevé, ‘in progress’, cherchant sa voie et intégrant les données nouvelles dans sa plasticité processuelle, autrement dit, son ouverture.
À la différence du plan, ou de la planification, qui opère selon un régime temporel linéaire et étanche, le projet s’adapte, se réoriente, s’ajuste sans cesse. Le projet processus est un objet temporel, c’est-à-dire, si l’on suit Ricoeur, un récit. Récit du souvenir immédiat d’un site et annonce de sa transformation à venir. Récit de création située. L’architecture fait ainsi projet de la lecture et de l’écriture des lieux. L’historien de l’urbanisme, André Corboz insistait déjà en 1995 sur cette définition, dans un texte dédié à Bernardo Secchi et intitulé sobrement : La description : entre lecture et écriture.*
Décrire pour habiter nos situations héritées et engager l’architecture dans sa processualité, tel fut l’objet d’un échange entre Grégory Quenet, historien de l’environnement et Anne Simon, chercheuse en études littéraires et en écopoétique, le 1er février 2024 :
Grégory Quenet : « Le futur était la promesse d’un jour meilleur, d’une réalisation. Le futur était devant nous et temporalisait le présent. Aujourd’hui, nous avons perdu cela, et il nous faut inventer une nouvelle forme de temps parce que ce que l’on a devant nous, c’est le passé. C’est ce dont on hérite qui est devant nous et qu’il nous faut habiter. Tous ces existants qui sont nos constructions, qui sont des formes, qui sont aussi du langage, il nous faut les réinventer et les mettre en mouvement.
Et je pense que nous sommes dans un moment très positif dans ce sens-là, et qui n’est plus cette flèche, mais il y a quelque chose inventée. Cette invention suppose aussi une capacité de description du monde, qui est quelque chose qui nous a manqué dans le débat préparatoire. Vous disiez : « Comment se fait-il que la modernité ait pu comme cela, à ce point-là, se désintéresser de ces conditions d’habitabilité de la terre ? », c’est quand même très étrange. Mais c’est un défaut de capacités à nommer le monde, et c’est un déficit colossal ».
Anne Simon : « Je m’insurge un peu sur ce défaut supposé de capacité à nommer le monde. Tout dépend comment est lue la modernité et comment sont envisagées les œuvres passées et présentes : nos poèmes, nos chansons, nos contes, nos romans sont loin, dans leur immense majorité, de souscrire à une opposition nature/culture qui est en réalité minoritaire tout en étant hégémonique (ce qui est moins paradoxal qu’il n’y paraît en régime capitaliste) ; d’immenses pans de la littérature européenne témoignent des entrelacements du langage, des vies animales, des lieux et des éléments. Par ailleurs, nous avons, en Occident, une façon de nous représenter le temps qui mettrait le passé derrière nous, et laisserait l’avenir ouvert devant, et nous sommes déçus, bien sûr, quand la porte se ferme, quand ce futur promis se bouche. Mais ailleurs, il y a d’autres populations qui imaginent au contraire que le futur est ce qu’il y a derrière nous, parce que c’est ce qu’on ne voit pas, et que le passé, ce qu’il y a devant nous. Cela ne veut pas dire qu’il est ouvert et totalement exposé mais cela signifie que ce passé, il est possible de l’explorer pour essayer d’avancer, peut-être à reculons, vers l’avenir. Doit-on reculer en avançant, avancer en reculant, ou bien en crabe, de côté, ce que font, il me semble, les littéraires ?
Je ne travaille que sur des corpus que je m’attelle à reconfigurer pour proposer des canons de lecture où des œuvres qui sont bel et bien existantes dans la modernité, mais qui ont été oubliées ou abordées de façon tronquées, peuvent être lues à nouveau ; elles permettent en fait de redécouvrir complètement notre rapport au vivant et à un monde pleinement animé. Chez Jean Giono par exemple, un arbre devient l’un des personnages centraux d’Un roi sans divertissement : assimilé à une toupie cosmique, il recèle la vie et la mort – y compris des cadavres humains ; Maurice Genevoix quant à lui, longtemps réduit à la sphère du roman rustique, montre que de nombreux modes de chasse offrent un lexique d’une richesse inouïe pour exprimer les allures d’une proie qui leurre son poursuivant ou la perspective qu’elle a sur son monde.
Je crois surtout que les écrivains sont là pour nous rappeler que nous sommes des corps. La lecture nous place dans une sorte d’espace-temps très particulier, ou plutôt dans une démultiplication des espaces-temps ».
Grégory Quenet : « Je suis entièrement d’accord avec ce que vous dites, c’est exactement que je pense, je l’ai mal formulé. Quand je parle de l’existant, ou du passé qui est devant nous, et de cette capacité à réhabiter autrement, pour moi, c’est exactement le même problème que de réhabiter des textes. En tant qu’historien, je travaille sur des textes datant d’une époque où le mot écologie n’existe pas, ni le mot environnement, et je les questionne à partir du présent. Et, exactement de la même façon, nous réhabitons des formes bâties.
Je reviens à mon idée de trajectoire. Le danger serait de penser que nous nous serions complètement trompés, que nous aurions pris une mauvaise trajectoire et que s’imposerait une sorte de table rase pour bifurquer du bon côté. Non, au contraire, il faut vivre avec ce dont on hérite – le meilleur, le pire – et le réhabiter. Ce qui est valable aussi pour des raisons écologiques très concrètes, parce que raser ce dont on hérite, cela suppose une libération de carbone inacceptable aujourd’hui et une dépense d’énergie que l’on ne peut se permettre non plus. Donc, nous n’avons pas le choix. Cela nous renvoie ainsi à nous-mêmes ! À des formes de responsabilité que je trouve plus complexes et plus justes que de désigner des coupables ».
L’enjeu de la description, disait Corboz, était de sortir d’une lecture objectiviste des choses, d’une lecture statique d’un objet passif, c’est-à-dire d’ « « une situation « pure », sans interrelation entre les deux pôles de l’opération descriptive ». En sortir car nous ne pouvons pas décrire et agir sur les territoires contemporains, qui répondent à des logiques complexes, de réseau et d’interrelations, avec des outils hérités de la planification moderne et ses logiques de zones et de surfaces. Pour comprendre l’hétérogénéité, la discontinuité et l’au-delà des cultures propres aux situations humaines du XXIe siècle, il nous faut les temporaliser. Décrire ce dont nous héritons, non pas comme patrimoine – ou objet musée – mais comme la résultante continuée des situations vécues dans lesquelles s’inscrit le projet, autrement dit processus.
La description, comme le projet, n’est jamais finie. Un texte de Corboz, l’un des plus beaux, décrit cet état temporel de l’architecture, en prenant corpus d’un ensemble d’églises traversé par une voie – route ou canal – perpendiculairement à leur grand axe. Avec ces Églises perforées**, Corboz s’intéresse à la temporalité longue du chantier et à sa participation à la vie de la cité : le partage des voies d’acheminement des matériaux avec le commerce environnant, la cohabitation du profane et du sacré, le matériau mis en œuvre et s’altérant, l’intrication de l’inerte et du vivant.
Corboz décrit ainsi ces églises en leur processualité, l’architecture n’est plus un objet passif considéré dans son achèvement, elle est le lieu et le temps de nos habitats en suspens.
Marc-Antoine Durand
Coordinateur du cycle
*André Corboz, La Descrizione tra lettura e scrittura, 2e Convegno internazionale du urbanistica, « La Descrizione », Prato, 30 mars – 1er avril 1995 : paru in Faces, 48, automne 2000 p.52-54.
** André Corboz, « Églises perforées », in Des pierres et des hommes. Hommage à Marcel Grandjean, Lausanne, 1995, p255-286.
Gregory Quenet est considéré comme l’un des pionniers de l’histoire environnementale et des humanités environnementales en France. En 2012, il est devenu le premier professeur en histoire de l’environnement en France, à l’Université Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (Paris-Saclay). Il a créé en 2009 les premiers enseignements dans ce domaine, à Sciences Po Paris. Il interviendra ensuite à l’Université de Versailles, à l’université de Lausanne et à la Sorbonne Abu Dhabi.
Anne Simon est spécialiste de lettres et de philosophie. Directrice de recherche au CNRS et professeure à l’École normale supérieure, elle y est responsable du Centre international d’étude de la philosophie française contemporaine – PhilOfr, du Pôle Proust et du carnet Animots, dédié aux études animales littéraires et artistiques. Autrice de l’essai de zoopoétique Une bête entre les lignes (Wildproject, 2021), elle participe depuis une vingtaine d’années à la vitalité des humanités environnementales.
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