Tous ceux qui ont pénétré dans Notre-Dame de Paris avant l’incendie du 15 avril 2019 en ont gardé le souvenir d’une cathédrale sombre, à peine mieux éclairée qu’une église romane. Les mêmes seront surpris de la redécouvrir lumineuse et, de fait, encore plus grande et plus haute qu’elle leur avait paru naguère.
Plus que jamais, ils auront le sentiment de visiter un chef‑d’œuvre de cet art révolutionnaire, appelé improprement gothique, qui fut élaboré à Saint‑Denis dans le courant du XIIe siècle par un abbé Suger soucieux de rebâtir son église abbatiale inondée de divine lumière par l’intercession d’une multitude de vitraux.
L’intérieur de Notre‑Dame de Paris ne doit cependant pas sa clarté actuelle qu’à ses seules immenses verrières décrassées mais tout autant à la couleur presque blanche du calcaire qui le compose depuis le socle des colonnes jusqu’aux clés de voûte. Il convient de dire, pour être plus précis, que cet éclatant mais non moins doux effet est dû à des couches de badigeon ton sur ton couvrant les parements. Ainsi, il est impossible de distinguer les pierres neuves des voûtes de celles qui ont traversé les siècles.
Le recours à un mélange de chaux et de pigments pour uniformiser la teinte des pierres ou camoufler leur défaut n’est pas une pratique nouvelle. Peu avant la Révolution, l’intérieur de la cathédrale avait été entièrement peint en « couleur de pierre tendre » ce qui ne fut pas du goût de Louis-Sébastien Mercier qui écrit en 1782 dans son Tableau de Paris que Notre-Dame avait ainsi perdu « cette teinte vénérable et cette obscurité imposante qui commande un respect religieux ». Quoi qu’en dise cet homme des Lumières, les architectes du Moyen Âge, qui ont bâti Notre-Dame en des temps jugés obscurs, avaient fait des prouesses pour qu’elle fût claire et il faut croire que le respect religieux était alors commandé par le brillant plutôt que par le terne.
Si la restauration actuelle nous donne une radieuse idée de ce que doit être une cathédrale gothique, le décapage des pierres et plusieurs couches de badigeon ont fait disparaître les derniers vestiges de peinture appliquée avant ou après la Révolution, et possiblement avec eux des traces de décors remontant à l’époque médiévale comme il en a été trouvé en des endroits haut placés.
Dans Notre-Dame de Paris, la science à l’œuvre, copublié en 2022 par Le Cherche Midi, le CNRS et le ministère de la Culture, l’historien Dany Sandron est formel, p. 123 : « La couleur était omniprésente à Notre-Dame dès le Moyen Âge. […] Comme les temples antiques, les églises étaient en effet largement peintes. À l’intérieur, des enduits colorés striés de joints peints régulièrement espacés unifiaient l’espace, avec des rehauts de couleurs vives sur les chapiteaux et les clefs en partie dorées ». Sur la même page, la chimiste Stéphanie Duchêne s’émerveille sur le chantier de Notre-Dame de « la survivance de ces témoins ténus d’une polychromie médiévale : clefs de voûte dorées à la feuille, chapiteaux soulignés d’ocre rouge et de vert au cuivre, fleurs de lys dorées, rehauts de laque rouge sur motifs bleu azurite ».
Des témoignages ténus mais suffisants pour infirmer ce qu’écrivait Viollet-le-Duc en 1870 dans Peintures murales des chapelles de Notre‑Dame de Paris, p. 9 : « La cathédrale de Paris, comme ses sœurs les cathédrales de Reims, d’Amiens, de Bourges, de Chartres, de Rouen, de Beauvais, etc., n’a jamais été peinte à l’intérieur, bien que nous ne mettions pas en doute que l’édifice ait été conçu pour recevoir ce complément décoratif ; mais lorsque, vers le milieu du XIIIe siècle, on établit des chapelles entre les contre-forts de sa grande nef, ces chapelles furent, en partie décorées de peintures […] ».
L’architecte se trompait et trompait ceux qui le lisaient avec un bel aplomb, même si au fond il n’était pas très sûr de lui. Parmi les « sœurs » de Notre-Dame de Paris, la nouvelle cathédrale gothique de Chartres, qui s’élevait en même temps qu’elle autour de 1200, est la seule à avoir conservé son décor intérieur peint et presque complet du XIIIe siècle mais il était dissimulé depuis longtemps sous d’épaisses couches de crasse que d’aucuns préfèrent appeler la patine des siècles. En travaux depuis 2008, Notre-Dame de Chartres se révèle aujourd’hui aux visiteurs telle que ses concepteurs l’avaient voulue, avec partout un faux appareil ocre jaune qui unifie l’espace tout en masquant les défauts de la pierre et des éléments porteurs peints en blanc, comme le sont aussi les tores des arcs jusqu’à leur sommet. Un décor lumineux et sobre donc, cependant somptueusement ponctué de bleu, de rouge, de noir et d’or sur les clefs de voûte.
Des traces de décor similaire se retrouvent aussi dans la cathédrale d’Amiens commencée en 1220, la plus vaste église d’époque médiévale jamais construite que Viollet-le-Duc a également restaurée. Il est donc plus que probable que Notre-Dame de Paris était entièrement peinte de la même manière que ses grandes rivales du domaine royal. Mais la polychromie, qui accentue les lignes ascendantes comme pour mieux faire entendre aux visiteurs le génie de cette architecture qui défie les lois de la pesanteur, met avant tout en valeur les immenses tableaux translucides que sont les vitraux. Ceux de la cathédrale de Chartres, originaux dans leur majorité, permettent de constater à quel point l’édifice tout entier a été pensé pour exalter leur beauté, travée après travée, à la manière d’un polyptique qui déploie ses panneaux multicolores brillant sur un fond d’or.
La récente restauration de Notre-Dame de Chartres, moins précipitée qu’à Notre-Dame de Paris et d’autant plus respectueuse, a réservé d’étonnantes surprises comme la découverte de roses aveugles peintes à l’imitation de vitraux dans les deux premières travées de chaque côté de la nef. Au centre de médaillons polylobés, des musiciens accueillent le visiteur qui vient de franchir le portail royal comme pour lui signifier que la cathédrale est elle-même un instrument de musique, une gigantesque caisse de résonance bâtie pour mieux chanter la gloire de Dieu.
Il s’agit donc là de peintures figuratives du début du XIIIe siècle, aux couleurs peu nombreuses mais éclatantes, qui contredisent formellement la croyance que nous a inculquée Viollet-le-Duc de cathédrales non peintes à l’intérieur comme il voulait que fût Notre-Dame de Paris – à l’exception des chapelles dans les bas-côtés. C’est ainsi que les fenêtres aveugles qui ornent avec une délicatesse sans pareille les premières travées perpendiculaires aux deux roses du transept (voir la photo de droite en tête de l’article) n’ont pas reçu au XIXe siècle de décors peints à l’imitation des vitraux voisins. Il ne faut pas s’en plaindre car la vision qu’avait Viollet‑le-Duc du Moyen Âge lui était toute personnelle, à mille lieues de la réalité archéologique malgré ses péremptoires discours de fin connaisseur.
S’il faut louer le savoir-faire de nos peintres restaurateurs qui ont œuvré à la réhabilitation des chapelles de Notre-Dame de Paris, faut-il pour autant s’extasier sur les peintures que nous a laissées Viollet-le-Duc ? Il est de bon ton aujourd’hui de ne voir en lui que le génial sauveur de Notre-Dame et non plus l’homme qui n’a pas hésité à en détruire des parties originales pour la transformer à sa guise. Mais qui pourra nous enlever le droit de penser que les peintures murales des chapelles font l’effet de papiers peints tant les dessins sont méticuleux, tant la multitude de motifs au pochoir espacés au millimètre près sent la manufacture ? Et que dire de cette profusion de couleurs tendres qui n’ont rien à voir avec celles du Moyen Âge, et de ce mélange de styles qui finit par en créer un nouveau ? Tout cela serait parfait au château de Pierrefonds mais est à l’évidence déplacé dans une cathédrale du XIIIe siècle bâtie au temps où les peintres œuvraient à main levée, d’une manière qui était par conséquent pleine de vie.
En ayant voulu combattre les prétendues imperfections qui font tout le sel de la peinture médiévale, le XIXe siècle lui a ôté son esprit. Voilà sûrement d’où vient l’ennui que nous ressentons devant les vitraux néogothiques de Notre‑Dame de Paris alors que nous avons du mal à oublier ceux de la cathédrale de Chartres ou de Bourges que nous ne pouvons quitter sans nous promettre de les revoir bientôt.
Il est beaucoup question en ce moment des grisailles dessinées par Viollet-le-Duc, vitraux non historiés et partiellement colorés de six chapelles du bas-côté sud de la nef, qui devraient être remplacés prochainement par des œuvres figuratives de la peintre Claire Tabouret selon les vœux du président de la République et de l’archevêque de Paris. Dans ces chapelles, les décors détériorés de Viollet‑le-Duc avaient été purement et simplement éradiqués dans les années 1960 sans que cela provoquât de vive émotion. Le fait que ces peintures murales aient disparu n’est certainement pas un argument pour ôter les grisailles qui étaient censées s’harmoniser avec elles.
Il n’est pas question ici d’entrer dans la polémique, il est question de la polychromie de Notre-Dame dont les vitraux multicolores étaient à l’origine la principale et la plus onéreuse parure. Force est de constater cependant qu’il n’y avait pas au XIIIe siècle de grisailles dans les chapelles de nos cathédrales pour la bonne raison que les fenêtres basses étaient comblées de vitraux narratifs, leurs médaillons ne pouvant être lus qu’à peu de distance. Trouver des grisailles dans le goût du XIIIe siècle au niveau bas de Notre-Dame de Paris est une fois de plus un anachronisme de Viollet-le-Duc, il faut le dire pour ne pas faire de lui le martyr des restaurateurs historiquement informés.
Les goûts et les couleurs ne se discutant pas, l’opinion d’autrui doit être respectée. Libre à chacun de trouver les chapelles de Viollet-le-Duc hideuses ou magnifiques. La pétition de Didier Rykner pour le maintien des grisailles, qui a recueilli à ce jour près de 280 000 signatures, est donc respectable. Mais que penser de tous ceux qui ne l’ont pas signée ? Les défenseurs de Viollet-le-Duc, qui veulent attaquer l’État en justice dans cette affaire de remplacement des vitraux, mettent en avant la charte de Venise, qui indique notamment dans l’article 11 : « Les apports valables de toutes les époques à l’édification d’un monument doivent être respectés, l’unité de style n’étant pas un but à atteindre au cours d’une restauration ». Voilà qui est cocasse quand l’on songe que Viollet‑le‑Duc était précisément le chantre de l’unité de style et que fort de cette doctrine il n’a pas hésité à détruire ce que toutes les époques avaient apporté de valable pour faire de Notre-Dame de Paris une cathédrale à son idée ; et s’il ne fallait citer qu’un exemple en matière de vitraux, la disparition de plusieurs panneaux de la Renaissance dans la rose occidentale en serait un bon.
Le 5 décembre 2024, Didier Rykner lançait un appel ambitieux dans La Tribune de l’Art en titre d’un article plein de feu : « Gardons les vitraux, et restituons les décors ! » En s’appuyant sur le fait que les cartons de Viollet-le‑Duc ont été conservés, il écrit : « Mais l’on pourrait encore aller plus loin dans la restauration de l’état de la cathédrale telle qu’elle avait été classée monument historique. Certainement pas en supprimant les vitraux, mais au contraire en restituant les peintures murales qui les complétaient si magnifiquement. Il suffit d’ailleurs de voir les chapelles du déambulatoire qui ont conservé à la fois leurs vitraux et leurs peintures murales pour comprendre combien le vandalisme du début des années 1960 a fait perdre à la beauté de l’édifice ». Et Didier Rykner de conclure : « Il faut reviollet-le-duciser Notre-Dame et lui rendre ses décors peints ».
Reviollet-le-duciser Notre-Dame ? Mais si cela devait arriver, que diraient alors tous ceux qui préfèrent la pierre nue aux peintures du XIXe siècle, la sobriété à la débauche de couleurs ? Que diraient ceux qui pensent que les chapelles du déambulatoire enlaidissent Notre‑Dame, que le vandalisme ne date pas de 1960 mais d’un siècle plus tôt ? Ceux-là ont-ils mauvais goût ? Marcel Proust et Auguste Rodin, qui haïssaient l’œuvre de Viollet-le-Duc, ne comprenaient-ils donc rien à l’art ? L’architecte Achille Carlier (1903-1966), créateur de la revue Les Pierres de France et directeur de la Société pour le respect et la protection des anciens monuments français, avait fustigé à la fin des années ‘30 l’installation de vitraux contemporains dans la nef de Notre-Dame en remplacement de grisailles de Viollet-le-Duc, tout en estimant que ce dernier était à mettre « au rang des hommes les plus néfastes qui aient jamais ruiné le patrimoine le plus précieux de leur pays » pour ses interventions qu’il qualifiait de « travestissements » et de « falsifications ».
Reviollet-le-duciser Notre-Dame l’aurait scandalisé.
Philippe Machicote
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