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La responsabilité collective d’une transformation réglée des milieux habités appelle une nouvelle éthique de l’action. La crise écologique met en crise la gouvernance et sa représentativité. Chronique d’EVA.
« L’architecture n’est plus un objet passif considéré dans son achèvement, elle est le lieu et le temps de nos habitats en suspens ». Les Entretiens d’EVA ont analysé une thématique, brûlante d’actualité : une seule terre, que deviennent les projets d’habitat ? Marc-Antoine Durand, coordinateur du cycle, rend compte de ces échanges.*
CHRONIQUE 04_Discuter avec un fleuve, pour quoi faire ?
L’idée d’autonomie collective, davantage qu’un oxymore, incarne une forme d’horizon politique, articulant le local et le moins local, la dépendance et l’interdépendance, et pose une question d’échelle, de communauté, de communs et donc de gouvernance. Tel était le pitch de la table ronde du 7 novembre 2023 de nos entretiens d’EVA. Pour le développer, étaient conviés Judith Rochfeld, professeure de droit à la Sorbonne et spécialiste des communs et du droit climatique, Daniel Payot, philosophe, professeur émérite à l’Université de Strasbourg, et Willem Pauwels, aménageur, directeur de la SEM Paris Sud Aménagement.
Le maître d’œuvre, peut-il tenir sa neutralité et la défense de l’intérêt commun ? Peut-il être garant d’une représentativité nouvelle dans le jeu d’acteurs ? Comment l’émergence de nouveaux médiateurs peut-elle contribuer à redéfinir la relation entre pouvoir économique et intérêt général ? Comment vraiment décider ensemble et passer d’une gouvernance unique à une gouvernance inclusive ? Comment intégrer, dans le processus décisionnel, les intérêts de ceux qui ne les expriment pas ? Quid des humains du futur et des autres qu’humains ?
Prenant la parole, Willem Pauwels fait part de ses difficultés à faire atterrir ces considérations philosophiques, bien qu’elles lui semblent essentielles, non pas pour légitimer son action mais pour la partager. « Il y a vingt-cinq ans, quand je recrutais on me disait : « Ce qui m’intéresse, c’est de produire la ville avec les habitants. C’est de concerter ». Il y a dix ans, c’était : « Je veux concerter, fabriquer la ville avec les habitants et je veux préserver la planète. Le développement durable m’importe ». Depuis cinq ans, l’inclusivité arrive : « Les questions de genre sont importantes pour faire de l’espace public ». Néanmoins, deux ou trois ans après, certains me disent : « Ce que j’aimerais, franchement, c’est une opération où je n’ai plus de contact avec les habitants, les commerçants. Si je pouvais éviter de leur parler, ce serait quand même tellement mieux ! » Ils ont tort.
À maintes reprises, j’ai pu me rendre compte, dans des démarches que je n’appellerais pas de concertation, mais de conversations avec les habitants, de discussions continues avec les usagers, qu’il faut leur expliquer que s’ils veulent un parc d’un hectare, cela va coûter une fortune et qu’il faudra mettre un peu de hauteur dans les bâtiments pour le payer. Cela peut faire un peu peur. Cependant, entrer dans cette démarche, non pas de co-construction mais d’explications, engager cette conversation et expliquer la raison des choses permet aux gens d’accéder à ce raisonnement et de s’approprier le projet. Je crois beaucoup à ces démarches de dialogues permanents ».
Daniel Payot rebondit : « Le discours qui ne parlerait que de l’écoute enlèverait aux décideurs en général toute dimension de responsabilité. Il me semble que vous assumez cette responsabilité en disant : « Je ne suis pas là simplement pour prendre note de ce qui se dit pour l’appliquer mais je suis là aussi pour analyser et permettre aussi aux gens qui ont parlé au départ, d’analyser ce qu’ils ont dit et de se déplacer éventuellement ». Nous parlons d’éthique et j’y vois là une définition de l’éthique. Il n’y a pas d’éthique s’il n’y a pas d’écoute, c’est évident, mais il n’y a pas d’éthique non plus s’il n’y a pas cette responsabilité d’intervenir sur la parole que l’on a reçue ».
Revenant à la notion de « communs », notamment à partir des conceptions pragmatiques d’Élinor Oostrom (récipiendaire du prix Nobel d’économie en 2009), Judith Rochfeld a recentré les échanges autour des conditions de la bonne gouvernance et ouvert le débat : « Notre question est, il me semble, comment assure-t-on la pérennité des ressources ? Et la réponse est une réponse bottom up, c’est-à-dire ascendante : ce sont les communautés intéressées qui s’organisent pour assurer la pérennité d’un bien commun, non pas en contradiction avec une planification ou une stratégie étatique mais avec une réinterprétation de la propriété plus relationnelle et un gouvernement des choses plus collectif ».
Daniel Payot réagit : « Le commun paraît très fragile et il semble particulièrement menacé dans la période, qu’on appellera celle du capitalisme tardif, qui oppose au mélange de rassemblement et de séparation qui définit le commun, toute une série de phénomènes ayant pour effet sa destruction potentielle. Phénomènes de marchandisation, de consommation (…) dont les moteurs sont le profit et les intérêts privés ».
Alors, comment faire ?
En philosophie, Hans Jonas, en 1979, proposait une révision de l’éthique de l’action traditionnelle depuis la prise de conscience de la crise écologique. Son principe catégorique – « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur Terre »** – définit une éthique de la responsabilité des êtres humains envers les générations futures et met en jeu une relation asymétrique : nous sommes responsables d’êtres humains qui eux ne peuvent pas l’être de nous. Ce principe est extrapolé au non-humain dans les années 1990 : Michel Serre propose de remplacer le contrat social par un Contrat naturel***, Bruno Latour écrit, lui, son Esquisse d’un parlement des choses****.
Judith Rochfeld de nous livrer quelques exemples d’avancées juridiques allant en ce sens : « Cela peut paraître étonnant de dire que l’on va représenter, dans une institution sociale, dans une communauté, les intérêts des écosystèmes. Il y a en ce moment une grande discussion sur les meilleures voies de protection des écosystèmes et beaucoup poussent vers la personnification : la personnification de la nature, la personnification des glaciers, la personnification des fleuves. Par exemple en France nous avons le Parlement de Loire. L’idée est que cette personnification permettrait de mettre en avant les intérêts de ces entités naturelles et de les protéger.
Il y a un autre mouvement, complémentaire à la personnification, qui touche à la représentativité. L’exemple le plus abouti de représentation de ces intérêts a lieu en Nouvelle-Zélande actuellement, c’est la personnification du fleuve Whanganui qui a donné lieu à cette institution : un gouvernement du fleuve, un gouvernement paritaire du fleuve. Paritaire, parce que siège à la représentation du fleuve, à la fois les tribus maories qui ont été à l’origine de cette personnification et des représentants de la couronne du gouvernement néo-zélandais ».
La reconnaissance des communs et les réalités nouvelles de la gouvernance de projet nécessitent, en effet, la constitution d’espaces de discussion nouveaux, régis par des règles nouvelles. Cette éthique de la discussion, est définie par Jurgen Habermas et Karl-Otto Appel au début des années ‘80,***** et préconise, pour la tenue d’une discussion sérieuse, du temps, une réception des intérêts autres et une considération certaine pour le fact-checking. Suivez mon regard…
Marc-Antoine Durand
Coordinateur du cycle
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**Hans Jonas, Le Principe Responsabilité, Flammarion, 1991 (1979)
*** Michel Serres, Le Contrat Naturel, François Bourin Éditeur, 1990
**** Bruno Latour, « Esquisse d’un Parlement des choses », Ecologie & politique 2018/1 (N° 56), p. 47-64. (Publication originale 1994)
***** Voir par exemple : APEL (Karl-Otto) – Ethique de la discussion, Coll. Humanités, Cerf. 1994 ; HABERMAS (Jürgen) – Notes pour fonder une éthique de la discussion, dans Morale et Communication, Champs Flammarion, 1999
*Le Conseil Scientifique du Pôle de formation Eva-aDIG a organisé en 2023, en partenariat avec Chroniques d’Architecture, un cycle de conférences et d’échanges autour de la thématique du devenir des projets d’habitats à l’heure de la crise écologique. En réunissant des chercheurs parmi les plus renommés, sous le marrainage de la philosophe Catherine Larrère, il s’agissait de questionner et de rendre publiques les questions de fond qui travaillent la profession, et d’ouvrir la voie à de nouveaux champs de questionnement prospectif.
– Willem Pauwels, ingénieur diplômé de l’Ecole nationale des ponts et chaussées, directeur de l’urbanisme et de l’aménagement de la Ville de Boulogne-Billancourt, Directeur général de la SEMMASSY, devenue Paris Sud Aménagement en 2016.
– Daniel Payot, philosophe, professeur émérite de l’Université de Strasbourg. Ancien adjoint à la culture de la ville de Strasbourg.
– Judith Rochfeld, Professeure de droit à l’École de droit de la Sorbonne, université Paris-1, Institut de recherche juridique de la Sorbonne. Elle est notamment auteure de « Justice pour le climat ! Les nouvelles formes de mobilisation citoyenne » (Odile Jacob).