René Dottelonde et Phine Weeke Dottelonde livrent ensemble au Havre, quasiment en même temps, un siège social de la CCI et une bibliothèque universitaire. Il aurait fallu trente ans au premier pour construire dans sa ville d’origine, trente ans à sa fille pour en saisir l’ampleur des blessures. Autoportrait.
René Dottelonde a les yeux bleu atlantique, sa fille Phine vert baltique. La mer est pour chacun un élément déterminant mais c’est au cœur de Paris que le premier s’est construit un havre de 30 ans – d’abord rue Bonaparte, à un jet de gomme des Beaux-arts, puis rue Sainte-Croix de la Bretonnerie, à deux pas de l’Hôtel de Ville. Le déménagement a eu lieu il y a dix-huit mois, au moment ou presque où le premier bouclait la boucle de son histoire quand la seconde démarrait la sienne, à l’endroit même où tout a commencé, dans une ville rasée par des tapis de bombes. Ces nouveaux bureaux ont permis à Phine de s’approprier l’agence transmise par René.
Nous les avons rencontré séparément – René dans le train pour une visite du nouveau siège de la Chambre de Commerce et d’industrie et de la Bibliothèque Universitaire du Havre, Phine à l’agence – puis ensemble pour un déjeuner goûté et léger dans la cantine de René. Au menu : du poisson.
René : « Un jour, en rentrant de Détroit, aux Etats-Unis, où j’avais découvert l’Ambassador bridge qui relie Détroit au Canada au dessus du Canal de St Clair, j’ai demandé pourquoi nous ne ferions pas la même chose au Havre ? Je me suis fais rentrer dans le lard : ‘mais, mon jeune ami, vous savez ce que c’est d’enfoncer une pile dans un fleuve comme la Seine ?’ m’a-t-on dit. Aujourd’hui il y a le Pont de Normandie. Je n’avais jamais pu construire au Havre. Ce n’est pas par manque d’attachement ; mon diplôme avait trait à l’aménagement du Bassin du commerce au Havre. Nous le présentons à la municipalité qui nous propose… un groupe scolaire avec un architecte associé. Les confrères havrais nous ont viré et nous sommes repartis la queue basse ».
« Je suis issu d’une famille modeste. Fils de navigateur, nous vivions au rythme des départs et des arrivées des bateaux. Ma mère faisait le ménage à fond avant chaque arrivée. Je n’ai ni frère ni sœur et j’ai peu de souvenirs de ce père toujours absent. Quand il a fallu choisir un métier, mes parents souhaitaient que je devienne officier de marine marchande ; j’ai fui aux Beaux-arts à Paris (rire). La mer m’a beaucoup marqué et reste un élément essentiel de mon existence. En tant qu’architecte, j’utilise beaucoup la métaphore de l’eau et des bateaux. L’hôpital de Mantes est un catamaran, je fais beaucoup d’escaliers pont de bateaux. J’adore naviguer. Les bruits ont changé, on n’entend plus les sirènes. Comme beaucoup de havrais, ma mère avait une cabane de plage, une petite construction en bois. Mes enfants l’on connue aussi; de là on entend les vagues ».
Phine : « René descend toujours au même hôtel au Havre, d’où il entend les vagues. Je descends au même hôtel. Avec une mère danoise et un père normand – je suis pourtant plus latine qu’eux, même physiquement – j’ai un rapport intime à la mer et son univers de couleurs. Enfant, je passais toutes mes vacances au Havre, nous avons gardé la cabane, le lien est toujours là. »
« Pendant longtemps je n’ai pas compris la ville. C’est lors de l’anniversaire des 60 ans du débarquement que tout a pris son sens. La cicatrice du Havre détruit a été une blessure latente pour René. Il a construit enfin, de son vivant si j’ose dire, dans une ville qu’il a quittée dans la douleur, après une enfance difficile, une ville qui l’a rejeté. Quand j’étais petite, tout le monde détestait Le Havre, détestait le béton. Le classement au patrimoine de l’UNESCO a changé les mentalités. Aujourd’hui la boucle est bouclée puisque René avait fait son diplôme sur l’aménagement du bassin du commerce et nous avons construit la CCI, juste à l’entrée de la ville, sur le bassin Vauban. D’ailleurs, René est toujours resté, avec ses fils, un fan du HAC, club de foot du Havre, le plus ancien club professionnel en France« .
René : « La reconstruction du Havre a duré deux décennies. La ville était pleine d’étudiants des Beaux-arts, pressés, sérieux, charrette… J’ai été subjugué par ces gens. Un copain de lycée est parti un an avant moi aux Beaux-arts. Mes parents m’ont dit « si tu veux travailler, va en agence« . Là on m’a dit « va aux Beaux-arts« . Ces architectes partaient en Inde. Ils m’ont déposé à Paris, sans un rond. J’ai retrouvé mon pote. Nous avons galéré mais je n’ai pas le souvenir d’avoir été malheureux. Je suis entré dans un atelier ; à cette époque on gagnait plus facilement sa vie. C’est ainsi que j’ai fais mes études ; j’étais totalement déterminé ».
« J’ai eu la chance de tomber dans un atelier un peu marginal qui comptait des membres de la cellule communiste des Beaux-arts. Ils avaient une conscience de la responsabilité de l’architecte exceptionnelle, notamment en regard du logement social, qui permettait de poser les problèmes différemment. J’ai toujours été réticent à adhérer au PC mais cette conscience m’a beaucoup influencé et m’a tenu à l’écart des lignes de front et des chapelles. Mon épouse à l’époque était sociologue, fille de syndicaliste, ce qui m’a beaucoup imprégné également. Quand on voulait bien ne pas tomber dans l’excès, ces préoccupations ont permis d’éviter bien des conneries ».
Phine : « Dans la famille, il n’y avait pas de religion mais de la politique. Les dîners étaient animés, mes frères claquant les portes. J’ai ainsi toujours ressenti ce côté militant, cette volonté de servir à quelque chose. Je vote à toutes les élections, je crois à la participation citoyenne, je trie les ordures. Le truc bien de la génération post 68 est qu’elle a exprimé une véritable sensibilité sur les questions sociales ; sauf qu’aujourd’hui, on va de plus en plus vers l’image et de moins en moins vers le vécu. »
René : « En 1968, Edgar Faure [alors ministre de l’éducation nationale. NdR] décide de lancer deux universités expérimentales, l’une à Vincennes dans des locaux existants, l’autre à construire, à Lyon. Puisqu’il fallait tout réinventer, on n’allait donc pas engager un Grand prix de Rome. Je n’avais pratiquement pas construit, sinon deux cliniques privées (sic) et je me retrouve avec un projet de 52.000m². Pris de panique je vais voir Jean Prouvé, mon mentor, qui m’explique les techniques avec lesquelles je peux y arriver. On a ainsi construit une université utopique dont le programme avait été préparé avec les étudiants et les enseignants. L’euphorie de 1968 passée, je me suis bientôt retrouvé avec le bébé sur les bras. L’idée était de pouvoir déplacer la façade, agrandir les planchers, modifier les plateaux en fonction des besoins, idée sensée ouvrir la voie à l’industrialisation dans le bâtiment. En réalité, ils n’ont pas changé une cloison depuis que c’est construit ».
« L’an dernier, j’assiste à une conférence sur Beaubourg où l’on explique que ‘Beaubourg n’aurait pas été possible sans l’université de Lyon‘. Jean Nouvel a bien connu ce bâtiment puisqu’il en parle comme de son ‘premier choc architectural‘ et évoque à son propos ‘le champs immense de la créativité‘. Je me suis retrouvé avec la réputation d’un architecte que l’on pouvait mettre sur des coups. C’est ainsi que j’ai construit, tout seul, l’université de Compiègne, qui marche toujours très bien. Un autre ‘coup’ expérimental fut la ville nouvelle d’Evry. Ce fut un échec ».
« J’ai construit pas mal d’université car c’est un monde que je connais bien. A la quatrième bibliothèque universitaire, on a eu le temps d’analyser les erreurs d’hier et on peut ainsi proposer une bibliothèque atypique tout en ayant une bibliothécaire ravie. Surtout ne pas réciter de recettes.
« J’ai mis longtemps à montrer à ma mère ce que je faisais. Un jour, vieillissante, je l’ai emmené à l’hôpital de Mantes. Elle a lu la plaque : ‘c’est toi qui a fait ça ?’ dit-elle. Plus tard je lui montre l’école des ingénieurs de Rouen. Elle dit : ‘t’as vu, il n’y a pas ta plaque’. Les plaques, la légion d’honneur… Tout ça fait plaisir aux parents. Ma mère a été pour moi un supporter aveugle. Je ne suis pas aveugle vis-à-vis de mes enfants ».
« Je suis un sentimental. Je suis content des visions humanistes de mes enfants, deux garçons – Pierre et Stéphane d’un premier mariage et Phine née d’une seconde union. Pierre est historien, Stéphane, énarque, après quatre ou cinq ans passés dans un ministère a décidé de devenir écrivain. Pierre était doué pour le dessin mais n’a pas voulu devenir architecte. Il m’a dit : ‘je t’ai vu vivre, c’est tellement dur‘. En réalité, tout le monde a beaucoup travaillé, un intérêt pour le travail que l’on doit à ma mère. La maman de Phine est architecte et enseignante en architecture. Elle est danoise et issue d’une famille cultivée et portée sur l’art ; la grand-mère de Phine est un peintre de renom. Phine a été immergée dans l’art ».
Phine : « J’ai deux parents architectes et j’en ai bouffé du Corbu (rires). On est comme une pâte mais parfois la pâte déborde du moule. Toute ma vie, je ne voulais pas devenir architecte. Je voulais faire de la peinture et j’adore la danse contemporaine. Petite, je peignais les galets de la plage et je les vendais pour m’acheter mon goûter. Enfant, quand je lui rendais visite, je dormais dans l’atelier de ma grand-mère, j’adore l’odeur de l’huile de lin. Je savais que je voulais un métier dans le domaine artistique et longtemps j’ai désiré être peintre, puis scénographe mais je n’ai pas eu le courage d’aller au bout de mes désirs« .
René : « Phine a une forme de volonté butée mais je trouve formidable de travailler avec elle. Très égoïstement, j’avais cette idée de prolonger l’agence – il est difficile de se dire on arrête après tout ce travail. Aujourd’hui je sais qu’elle va reprendre ce flambeau.
Phine : « Après l’école, je me suis dit que c’était l’occasion de partir à l’étranger malgré l’offre de René de venir travailler à l’agence. A New York, je rejoins à la Columbia University le cours de Steven Holl. Ce fut une métamorphose dans ma vie. Je lui montre mon book dont j’étais fière [elle a suivi les cours notamment d’Henri Ciriani et Laurent Beaudouin à Belleville. NdR]. Il me dit ‘ce n’est pas de l’architecture’. Pendant trois semestres, ce fut dur. Il fait beaucoup d’aquarelles et ses employés imaginent le plan et la coupe à partir d’un crobar« .
René : « Elle dit avec spontanéité ce que j’aimerais dire moi mais elle le fait avec beaucoup plus d’atouts et de fraîcheur. Mais elle ne me coupe pas la parole, je trouve ça formidable. Je suis conscient cependant par moment que la barque est un peu lourde ».
Phine : « Il y a une lourdeur dans l’architecture – les normes pompiers, la gestion, etc. Je suis plus impulsive : j’aime bien le départ du projet. René est un bon gestionnaire, pour moi ce n’est pas une intuition. L’aspect procédurier n’est pas mon truc mais je sais qu’il est indispensable. Il ne faut pas se leurrer ; quand on sort de l’école, nous sommes de petits agneaux. J’adhère aux systèmes allemand et américain où le diplôme est suivi d’une période de formation professionnelle, ce qui n’est pas ‘un stage’. René est un père et un patron exigeant. Nous avons eu des rapports difficiles pendant ces cinq dernières années et connus quatre ‘divorces’ très sérieux. Ce fut difficile de se rabibocher. René fait rarement des compliments, même avec ses collaborateurs de trente ans. C’est quelqu’un de coléreux, habitué à être seul maître à bord. Au début la situation était difficile, j’étais la fille du patron. Je ne suis pas un tigre, plus tard je conçois l’agence comme une association avec de jeunes architectes« .
René : « Quand je vois le sort des jeunes architectes de sa génération, des jeunes pleins de qualités, cultivés, volontaires, travailleurs, quand je les vois galérer… Phine a cette chance… C’est beaucoup de responsabilités mais cela lui fait gagner un temps fou. Je crains qu’elle ne mesure mal ces atouts, c’est un sujet d’agacement dans nos rapports ».
Phine : « Des amis rament, d’autres se débrouillent très bien. René n’est pas toujours très juste ; il est très exigeant avec ses enfants mais il a l’intelligence de bien s’entourer. Pour moi c’est un luxe. A la fin, nous sommes très complémentaires ; tout le travail est de parvenir à se convaincre mutuellement« .
René : « J’estime que j’ai de la chance, une grande chance, une véritable chance qui est d’aimer la vie passionnément. Je suis toujours en forme, en bonne santé, même quand je n’ai pas un rond. Il y a désormais une telle confusion entre l’homme et l’architecte… on ne compte plus ses efforts et on se prend des gamelles monumentales. Ma fille a le même feu ».
Phine : « Avec la CCI du Havre, j’ai découvert ce plaisir d’être architecte. On a dessiné ce bâtiment sur le papier et puis un jour, on marche dedans. L’architecture n’est qu’une série de compromis avec des gens pas toujours respectueux. Je suis perfectionniste et je n’aime pas les trucs à moitié faits. De ce point de vue, je peux être super chiante. Je dessine beaucoup mais j’envie la nouvelle génération car je regrette de ne pas savoir assez bien utiliser l’ordinateur« .
[Devant la plaque apposée à l’entrée de la CCI, à l’attention des journalistes, hors la présence de René]. Phine : « Ma grand-mère aurait été très fière« .
Christophe Leray
Cet article est paru en première publication sur CyberArchi le 25 janvier 2006