Du global au local, faire système paraît, mieux que l’autoroute, un chemin tracé pour la profession. L’interview de Véronique Biau publiée par Chroniques le 1er septembre 2020(1), qui portait sur son long travail de recherche sur les évolutions de la profession, a suscité des réactions contrastées révélatrices d’une fracture générationnelle.
De fait, de cet entretien, les vieux de la vieille n’ont rien appris puisqu’ils ont vécu, voire subi, les évolutions décrites par la chercheuse. En revanche, les jeunes de moins de 40 ans semblent y avoir découvert l’époque des grands concours des années 80-90. Constater cette rupture, c’est déjà réaliser à quel point la profession a évolué en 40 ans à peine, même si cela interroge également sur la culture historique des jeunes praticiens.
En effet, ces derniers ont bien dû apprendre quelles étaient alors les conditions des concours en étudiant le projet de la BNF, de la Pyramide du Louvre ou encore du MUCEM… La liste de ces concours prestigieux est longue et elle a forgé la carrière de nombre de vedettes du star-system, ceux qui rédigent encore aujourd’hui des tribunes dans la presse nationale pour ou contre la reconstruction à l’identique de la flèche de Notre-Dame(2). Un système d’accès à la commande qui a fait vivre ceux qui ont 60 ans et plus aujourd’hui. De fait, ce système est-il encore adapté aux questionnements contemporains d’une relocalisation et d’une plus grande considération des territoires face à l’Etat ?
Si les grands projets faisaient parler, c’est par l’image de la société qu’ils renvoyaient. Le concours produisait un imaginaire du grandiose, souvent loin de ce que sera la réalité construite. Dominique Perrault par exemple souffre sans doute d’une réalité aujourd’hui tragique à la BNF(3). Si le croquis donne vie à un projet, combien de projets dessinés sur concours connaissent aujourd’hui les affres des recours ou des changements de pied de la part des commanditaires publics ? Dernièrement c’est l’agence LAN qui s’est vue dépossédée de son concours gagné pour le réaménagement du Grand Palais(4).
Alors il paraît presque compréhensible que le localisme, les espaces hors des métropoles, attire de nouvelles pratiques de l’architecture, plus valorisantes pour la profession et plus sociales. S’ancrer dans le réel peut avoir des vertus pour répondre aux besoins des habitants, sans clinquant, ni erreur de fabrication(5).
Par ailleurs, alors que l’austérité est devenue une doctrine, que les collectivités locales, souvent déjà exsangues financièrement, voient leurs dotations constamment rabotées, les principaux perdants deviennent alors les services publics et, in fine, l’emploi public. En septembre 2020, l’INSEE constatait que pas moins de 57 000 emplois publics avaient été détruits au 1e semestre 2020(6). Dit autrement, il s’agit de la non-reconduction des vacataires et des contractuels, en particulier dans la fonction territoriale.
Cette perte est continue depuis qu’il est admis dans l’imaginaire collectif qu’il y a trop de fonctionnaires et qu’il faut réduire ce repère de feignants. Or c’est oublier un peu vite que ce sont de vraies compétences territoriales qui sont ainsi supprimées ou des services comprimés.
Pourtant, parler d’une politique locale de l’habitat afin de mieux définir les besoins, c’est demander à des chargés de missions territoriaux de l’habitat de développer un diagnostic et d’utiliser les recours disponibles pour améliorer la situation : besoin en termes de construction, de réhabilitation, de détection de l’habitat indigne, des copropriétés en difficultés, par exemple. Ce sont des questions qui ne résolvent pas en un concours mais en dix ou quinze ans parfois. Pourtant, si la politique du logement apparaît toujours comme une politique incohérente, elle est source d’enjeux écologiques alors même que les collectivités se voient contraintes soit de supprimer ces postes de chargé de mission territorial, soit ne pas avoir suffisamment de ressources pour renforcer ces missions.
L’habitat privé, par exemple, n’est que peu discuté dans le débat politique, qu’il soit local ou national, il est pourtant vecteur de cohésion, sociale et territoriale. Si les maires, notamment en dehors des grandes métropoles, sont peu dotés pour comprendre les enjeux et les dynamiques locales de l’habitat, et sans pouvoir embaucher ou renforcer ces postes, une contractualisation avec des acteurs extérieurs pourrait se mettre en place. Et qui de mieux placés que les architectes pour y répondre surtout s’ils sont implantés localement ?
En effet, si ceux-ci se déploient dans les interstices, dans des contextes plus favorables, en alliant un solide bagage en sciences humaines et le labeur du projet, c’est un horizon qui s’ouvre et permet de prendre en compte la réalité, et aussi de faire réseau. En confrontant des horizons locaux, en faisant système globalement, les architectes se grandissent d’une expérience de terrain, et retrouvent ce contact qu’ils ont perdu à force de grands projets décriés. Peut-être aussi peuvent-ils influer sur les politiques locales de consommation des terres agricoles, rendre vie à un centre-bourg avec une observation fine des pratiques, réhabiliter les logements vacants ?
Les interstices sont nombreux pour la profession, pour affirmer des valeurs de proximité perdues avec les années. S’ouvrir à de nouveaux territoires et s’ancrer de nouveau, c’est affronter le réel, ce que le concours finissait par dévoyer. Se souvenir quand il fallait dans ces concours une agence star, une agence parisienne connue, une jeune agence – ah le jeunisme qui eut cours – et l’architecte local, tel était la norme, le marketing territorial en bout de course.
La recomposition du métier permet de pallier à ce qui est en cours de détricotage depuis la crise de 2008, au sein des expertises locales et de faire valoir un nouveau champ de compétences et de légitimité, loin, très loin des grands projets.
Julie Arnault
*Lire notre article De l’architecte, de la ville néolibérale… Un état de la profession
** Lire notre article Notre-Dame : la flèche empoisonnée de Viollet-le-Duc
*** Sept suicides ont endeuillé la BNF en 10 ans, le dernier le 3 août dernier, et Dominique Perrault est accusé de ralentir la modification de son « œuvre »
**** Lire notre article Pour les fonctionnaires du ministère, la gabegie, c’est la culture
***** LAN toujours. Le télégramme publiait le 8 septembre 2020, vidéo à l’appui, un article sur les nuisances sonores que vivent les habitants de la tour Panoramik de Rennes.
****** https://www.franceinter.fr/emissions/on-n-arrete-pas-l-eco/on-n-arrete-pas-l-eco-12-septembre-2020