La ville utopique est-elle toujours vouée à l’échec ? Il est en tout cas permis de le penser en regard des ratés économique, sociaux, ou encore politiques des cités sorties de terre ex nihilo, comme la folle Fordlândia, la photogénique Brasilia ou la hippie Auroville. Il y a d’ailleurs fort à parier que la Seasteading et que la ville Facebook n’iront pas bien loin non plus. Explications.
En 1929, Henri Ford, l’intransigeant patron et magnat de l’automobile, acheta 10 000km² de terre en plein cœur de la forêt amazonienne dans le but avoué d’assurer l’autosuffisance en caoutchouc naturel pour les pneus de ses voitures. Il fonda alors Fordlândia selon ses propres visions sociétales et politiques. Entre autoritarisme et capitalisme, l’incompétence des cadres importés de ‘Main street’ et leur mépris pour les indigènes et enfin un champignon amazonien venu décimer les cultures, «l’American way of life» tomba à l’eau. La jungle a aujourd’hui repris ses droits.
Pourtant, Henri Ford avait mis le paquet en faisant construire des centaines de maisons préfabriquées dont le style dépendait de la fonction de son occupant dans l’entreprise. La manufacture de traitement du latex rappelait l’architecture industrielle américaine. Il y avait un hôpital gratuit – les gens venaient de toute l’Amérique du sud s’y faire soigner -, un cinéma, une salle de dance, une piscine et même un golf. Une centrale électrique alimentait une scierie et la ville en électricité. Edifier ce petit bout d’Amérique dans la jungle lui coûta la bagatelle de 20 millions de dollars mais la ville finit de s’effondrer vraiment le jour où le caoutchouc de synthèse inonda le marché. Aujourd’hui, environ 3 000 personnes vivent encore à Fordlândia, un gâchis.
Le XXe siècle, parce qu’il est le siècle des grandes révolutions politiques et sociales de par le monde, a donné corps (et vies) aux réflexions menées de Platon à Le Corbusier. C’est d’ailleurs l’oeuvre de ce dernier qui inspira Lucio Costa et Oscar Niemeyer à Brasilia, qui mêle depuis les années 60′ une architecture monumentale à des axes de circulation disproportionnés. Mais, un demi-siècle après son inauguration, la capitale brésilienne peine à conserver ses principes fondateurs et tenir ses promesses.
Conçue pour 500 000 habitants, elle en accueille aujourd’hui trois millions, et le projet urbain rigide de l’architecte brésilien n’a jamais réussi à s’adapter au succès et à l’évolution de la nouvelle capitale. Les ouvriers requis pour la construction ne pouvaient s’offrir un logement dans la ville même et les bidonvilles ont poussé tout autour. Aujourd’hui, seize villes-satellites abritent 85% des habitants de la métropole, dont le centre historique est ni plus ni moins classé à l’Unesco. Sans compter que les ressources naturelles alentour s’essoufflent. «J’ai échoué à étendre le modèle original», reconnaissait l’architecte peu avant sa disparition en 2012.
Ce véritable chaos est né des principes radicaux du modernisme de Le Corbusier, Mies van der Rohe ou Walter Gropius. Il est même devenu le révélateur de l’échec de l’appropriation de la vision utopique du Corbu par les urbanistes de la dernière partie du XXe siècle qui accéléra l’éclosion des «grands ensembles» comme autant d’applications réductrices d’un urbanisme fonctionnel prônant la séparation spatiale des fonctions urbaines (habiter, circuler, travailler, se distraire selon la charte d’Athènes).
Les villes idéales ont, pour la plupart, été́ imaginées pour servir de cadre à un nouveau projet politique ou économique. C’est le cas d’Auroville en Inde, aujourd’hui bien loin des espoirs portés en 1968 par sa fondatrice Mirra Alfassa (Mirra Richard), plus connue sous le nom de la Mère et compagne spirituelle du philosophe indien Sri Aurobindo. Pourtant ce n’était pas faute d’essayer. La première construction de la ville, le temple, est même dédiée à l’Utopie. Comme quoi, il ne suffit pas de vouloir. Conçue par l’architecte français Roger Anger, Auroville évoquerait presque dans son organisation une sorte de Kibboutz, à une différence près : l’utopie, légèrement hippie aux entournures, s’adresse à tous et se veut universelle.
Aujourd’hui, la communauté compte environ 2 000 habitants. A l’origine, l’argent ne devait pas exister sur ce territoire. Il n’en est finalement rien, les habitants doivent travailler, une partie de leur salaire étant reversé à la communauté. Et d’aucuns de relever «un vrai ghetto où seuls les Indiens bossent dans les champs et les blancs paradent sur des scooters. Rajouter une boutique et l’on se croirait rue du Bac à Paris à vendre des bondieuseries».
Depuis la nuit des temps, les hommes n’ont eu de cesse de rêver de villes idéales, symbolisant par leurs aménagements leurs propres aspirations à une société́ plus démocratique ou plus libre. L’utopie est parfois la métaphore spatiale de la société́ idéale car la forme urbaine pourrait avoir une influence sur la société́. En Inde comme au Brésil, l’utopie sociale et urbaine n’aura pas tenu et la ville utopique n’a pas su faire acte de résilience. Bien moins du moins que nos villes patrimoniales.
Pourtant, la ville construite ex nihilo, comme l’aménagement raisonné d’un territoire et non pas comme le lieu d’épanouissent de la révolution sociale, dont l’urbanisme a été pensé en amont, a dans le passé fait preuve d’un certain succès.
L’utopie est en réalité un genre littéraire dont le plus célèbre représentant est l’auteur anglais Thomas More. Pourtant, la quête de la cité idéale était déjà au cœur des interrogations de Platon. Un des premiers urbanistes était Grec. Il s’appelait Hippodamos et était originaire de Milet (aujourd’hui en Turquie). Il pensa le plan de la ville sur un plan orthonormé, qui porte désormais son nom. Il introduisit les règles d’alignement et d’organisation dans des villes où régnait précédemment une forme d’anarchie urbanistique. Il a reconstruit la ville en mettant en pratique sa conception d’une cité idéale par un découpage spatial en trois parties, séparant les habitants selon leurs classes sociales, plaçant au centre de la ville une agora. La forme urbaine suit un tracé géométrique rigoureux dont on trouvera écho dans de nombreuses villes postérieures, comme Turin au Xe siècle et bien plus tard dans les villes américaines au tracé en damier comme Philadelphie, conçues autour des valeurs des nouveaux états et des Institutions : la White House et l’église.
Une autre forme urbaine radicale plus tardive a ensuite vu le jour. Imaginées par Ebenezer Howard, les cités-jardins anglaises trouvaient leurs fondements sur un modèle de développement urbain alternatif. Elles devaient apporter une réponse au problème de l’habitat à l’ère industrielle. La cité-jardin était de taille limitée, elle regroupait toutes les fonctions administratives et les activités tertiaires au centre, lui-même entouré de jardins et d’avenues arborées bordées d’habitations et de commerces. Comme pour les familistères, l’utopie a perduré tout au long de l’ère industrielle. Pourtant, à l’image de la Cité des Poètes, à Stains, autre cité-jardin, française celle-ci, c’est sa réappropriation plus récente qui a fait échouer l’urbanité.
Malgré tous ces échecs, des villes nouvelles sont toujours en projet, comme Seastanding, un projet de construction d’île au large des USA en tant que réalisation concrète de l’anarcho-capitalisme. Ces micronations, aux régimes fiscaux avantageux, seraient en concurrence de façon à faire émerger les modèles les plus efficients d’«e-gouvernement».
Le projet Seasteading repose sur une idée claire : pouvoir choisir son gouvernement comme on choisit son téléphone portable. L’ambition de ces laboratoires politiques énonce ainsi huit visées : enrichir les pauvres, nourrir ceux qui ont faim, soigner les malades, vivre avec la nature, nettoyer l’atmosphère, restaurer les océans, cesser de se battre et assurer la soutenabilité de la civilisation. Rien de moins pour la coquette somme de 167 millions de dollars d’investissement déboursés par le patron de Paypal, les actionnaires de Google et autres membres de la direction de Facebook…, pour 300 habitants, seulement !
Les modes évoluent et les nouvelles utopies répondent à d’autres besoins. Les sociétés, communautaires se sont détournées du groupe pour aller vers l’individu. La ville idéale suit ces nouveaux modes de pensée.
En projet, avec le concours du très sérieux Frank Gehry, Mark Zuckerberg, PDG de Facebook, a pour ambition de créer également une ville complète à destination des employés de la Silicon Valley. Zee Town, puisque c’est son nom, est d’une ampleur impressionnante. Sur 80 hectares, supermarchés, dortoirs, hôtels et villas devraient voir le jour pour la modique somme de 200 milliards de dollars.
Ici, en apparence beaucoup de «coolitude» pour ados attardés, en apparence du moins. Reste à souhaiter au F des «GAFA» (Google, Amazon, Facebook, Apple), un avenir plus brillant que celui d’Henri Ford, surtout que depuis deux ans que le buzz a commencé, encore aucune image à l’horizon. L’utopie serait-elle imaginaire ? A moins qu’elle ne serve encore à faire monter les enchères sur la très capitaliste start-up.
Finalement, ceux qui excellent le mieux dans la production d’utopie à l’échelle matérielle de la ville sont les rois du pétrole. En effet, la péninsule arabique prépare son futur post-hydrocarbure à grand renfort de villes vertes dans le désert, super-environnementales, dans des pays qui, ironie du sort, comptent parmi les plus grands pollueurs de la planète. Reste à voir combien de temps tiendront les utopies du XXIe siècle, bâties à grand renfort de millions de dollars, sur des réflexions individualistes, matérielles et non plus sociétales.
Léa Muller
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