
Aïda, la seule femme flic du 22, le service des disparitions inquiétantes, a échoué à coincer l’architecte Dubois qu’elle sait être un redoutable tueur en série. Pire, elle a dû le dédouaner face à la presse au Brésil. Chagrin ? (Cha. XIV).
Retrouver les personnages à l’œuvre
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« L’abandon constitue le commencement du projet, où l’abandon s’identifie à l’espoir ».
Aldo Rossi
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Chapitre XIV
Samedi 2 mars, 00h (heure internationale), dans l’avion qui la ramène à Paris
Aïda est installée près du hublot. Le vol est calme, les lumières sont tamisées et les passagers autour d’elle ont déjà entamé leur nuit. Elle, elle n’arrive pas à fermer l’œil. Son ordinateur posé sur la tablette ouverte éclaire son visage. À l’écran une page blanche. Elle inspire profondément, ses doigts hésitent sur le clavier, puis elle commence à écrire.
Cher Dr. Nut,
je vous écris pour vous faire part de ma décision de quitter mes fonctions au sein de votre équipe.
Elle s’arrête, relit la phrase. Les mots lui semblent durs. Est-ce vraiment ce qu’elle veut dire ? Ses yeux fixent l’écran. Elle n’arrive pas à trouver les mots justes. Les souvenirs affluent, comme des fragments désordonnés d’un puzzle. Le Brésil… Elle a adoré. La beauté des paysages, les couleurs vives, la chaleur des gens. Son expérience… aussi ! C’était d’une richesse infinie, ses responsabilités, sa collaboration avec Thiago et plus puisqu’affinité… Mais derrière la carte postale se cachent d’autres souvenirs, toutes ces visites à la morgue, toutes ces femmes décédées : Léonie Meunier, Augustinha Dos Santos, Isabella da Rocinha, Maria Aparecida Silva, Julie Durantin. Ces noms et ces visages s’accrochent à elle comme des ombres. « Merde, je connais leurs noms par cœur », se dit-elle. Elle tape de nouveau, plus lentement cette fois.
Ces dernières semaines, j’ai beaucoup réfléchi. J’ai adoré travailler au sein de votre service, au sein de votre équipe et à vos côtés, mais je ne pense plus être à ma place. Je n’arrive plus à supporter le poids de ces enquêtes, de ces disparations, de ces cadavres. Chaque visage, chaque nom me hante chaque nuit. Je crois que j’y vois la limite de mes compétences et de mes facultés. Ce n’est d’ailleurs pas pour ça que j’ai été recrutée.
Elle repense à son ancien boulot, dans l’atelier scientifique de la police. Elle aimait examiner des textiles anciens, décrypter leurs secrets, remonter le fil du temps. Elle est précise, assurée, patiente, observatrice. C’est pour cette expertise qu’on l’a recrutée, pas pour jouer les agents infiltrés ni traquer un tueur insaisissable. Pourtant, au début, elle s’est laissée prendre au jeu. La traque avait un goût grisant, le goût de l’aventure comme une chasse où chaque pièce du puzzle révélait un nouveau mystère. Elle l’avait fait aussi par audace, par culot. Un challenge personnel à relever. C’est elle qui avait dit oui, pleine d’ambition et de curiosité. Mais maintenant, elle doute. Est-elle faite pour ce genre de vie ? La peur permanente, les nuits sans sommeil, le peu de vie personnelle, la peur de l’échec…
Je n’ai pas été formée pour cela. Vous m’avez recrutée initialement pour mon expertise en textiles. C’était un travail que j’adorais, un domaine où je suis compétente. Analyser des fibres, remonter l’histoire d’un vêtement… Cela avait un sens pour moi et je me sentais pleinement légitime. C’est ainsi que nous avons décrypté l’assassinat de Gina. Puis vous m’avez proposé une expérience que je n’aurais pu imaginer et que je ne pouvais refuser. J’ai accepté avec envie cette proposition et j’en ressors plus que grandie. Je vous remercie encore pour la confiance que vous avez pu m’accorder.
Cependant, aujourd’hui j’ai peur de ne pas être à la hauteur.
Elle s’arrête, le regard perdu. Il y a le poids des mortes certes, mais il y a aussi ce qui s’est joué au Brésil, autre chose de différent. Il y a ce qu’on lui a demandé de faire. Ce rôle d’actrice qu’elle a dû jouer. Elle revoit la conférence de presse. Les projecteurs, les questions en portugais. Elle se revoit, sourire figé, en train de mentir aux journalistes, au moins par omission, de détourner des questions qui auraient dû trouver des réponses honnêtes. Elle a dû ouvertement assurer que Dubois n’était pour rien du tout dans quoi que ce soit.
Elle tape à nouveau, plus fébrile.
Lors de la conférence, je me suis sentie utilisée. Ce rôle d’actrice qu’on m’a imposé pour protéger Dubois ne correspond pas aux valeurs que je défends. Mentir à demi-mot devant la presse, détourner les questions, nier que Dubois était coupable. J’ai eu l’impression de trahir mon éthique professionnelle mais aussi de trahir toutes ces femmes mortes, dont Gina qui m’accompagne à chaque pas désormais. Par respect pour elles, par respect pour la famille des victimes, par principe déontologique, nous n’aurions pas dû tenir de tels propos devant la presse, même si en l’occurrence l’architecte n’est pour rien dans tous ces décès brésiliens.
Un steward passe dans l’allée parmi les passagers endormis et lui demande si tout va bien. Elle esquisse un semblant de sourire et baragouine un « Sim, tudo bem » avant de se souvenir qu’elle est sur un vol Air France. Le steward lui sourit et remonte l’allée. À travers le hublot, elle ne voit que le noir infini. Elle est en colère mais à qui en veut-elle ? À Dr. Nut de lui avoir imposé de tenir ce rôle ? Après tout, c’est lui qui l’a entraînée dans cette folie. À Dubois d’être un prédateur insaisissable ? Ou d’ailleurs de ne pas l’être ? Elle ne sait même plus s’il est coupable.
Plus sûrement, elle s’en veut à elle-même, elle en est consciente. Il y a cette sensation d’échec. Elle n’a pas réussi. Elle est une scientifique, elle est rationnelle, pragmatique, pourtant elle n’a pas trouvé les réponses. Dubois retourne à Paris, libre, voire plus libre que jamais. Gloria le suit avec une confiance presque insolente. Aïda n’a rien découvert, elle n’a pas démêlé les fils de cette affaire. Elle n’a pas pu sauver ces femmes. Pourra-t-elle sauver Gloria ?
J’ai échoué, je n’ai pas réussi la mission que vous m’avez confiée, j’ai désormais sur les épaules le poids de la culpabilité. Dubois est libre et innocenté publiquement. Quant à moi, j’ai perdu mon anonymat, Dubois connaît désormais mon rôle dans cette affaire.
« On ne s’est pas déjà croisés quelque part ? » Cette phrase de Dubois résonne encore dans sa tête. Elle revoit son sourire et son regard noir. Oui, il savait et elle n’a pas été capable de lui tenir tête. Elle s’en veut. Elle pense à sa sœur, Sofia, qu’elle a imprudemment mentionnée. Quelle erreur ! Pourquoi a-t-elle donné cette information ? Qu’en fera Dubois ? Elle serre les poings. Et s’il s’en prenait à Aïda elle-même ? Elle voudrait fuir. Derrière le hublot, la nuit ne lui a jamais semblé aussi obscure.
J’ai besoin de retrouver un équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle, de reconstruire un quotidien et malheureusement je ne suis pas sûre de pouvoir y parvenir au sein de votre service. Avec votre autorisation, je vais reprendre contact avec mon laboratoire afin de poursuivre ma carrière là-bas.
Je vous remercie encore une fois de votre confiance et pour tout ce que vous m’avez apporté.
J’espère pouvoir mettre à nouveau mes compétences en recherche textiles au service de votre équipe.
En vous remerciant d’avance pour votre compréhension.
Aïda s’arrête, relit sa lettre. Elle soupire et, après une hésitation, enregistre le document et ferme son ordinateur. Elle éteint alors la loupiote au-dessus d’elle, quasiment la dernière allumée dans la cabine, et appuie sa tête contre le hublot. Paris est encore loin, la nuit immense. Elle pense à sa famille et ses amis qu’elle n’a pas vus depuis des semaines, elle a une pensée pour Thiago qu’elle ne reverra probablement jamais, elle pense à ses colocataires qu’elle n’a même pas prévenus de son retour. Elle est fatiguée. Terriblement fatiguée.
(À suivre)
Secrétariat du 22
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