En rêvant de casser la monotonie architecturale et de faire oublier la logique marginalisante des grands ensembles, Aillaud n’a fait, en réalité, que stigmatiser un peu plus l’habitat social. A méditer.
Des logements sociaux, Emile Aillaud en a beaucoup construit : pas moins de quinze mille, pour l’essentiel en banlieue parisienne, entre 1956 à 1974. Ce travail fait de lui un grand nom des grands ensembles. C’est l’un d’eux, la Grande Borne, qui lui vaut de recevoir un grand prix en 1960 puis de représenter la France à Buenos Aires en 1969.
Quatre ans plus tard, changement d’époque, changement d’ambiance : la Grande Borne devient le symbole du malaise des cités HLM par un reportage à charge. Encensé jusque-là, Emile Aillaud sort étourdi par la violence de l’attaque : «on disait que l’on s’y tuait plus qu’ailleurs. On a montré une femme qui se plaignait d’avoir été quittée par son mari, comme si cela tenait à ma ville», se défend-il.
Son rêve n’était-il pas d’inventer un modèle de cité original, à la fois humaine et poétique ? Ce fils d’un chercheur d’or malheureux qui, durant son enfance, a fait l’expérience de la misère, n’a-t-il pas consacré une partie de sa vie aux pauvres ? Lui qui s’est fait connaître en concevant le pavillon de l’Elégance pour l’Exposition internationale de 1937 ainsi que la salle de la Haute couture du pavillon français de l’exposition internationale de New York de 1937, qui a participé aux mises en scène les plus fastueuses de la troisième république, n’a-t-il pas choisi au lendemain de la guerre de consacrer son énergie à l’effort de reconstruction nationale au service des plus démunis ?
Mystère d’une vocation
Aillaud aura eu deux vies. La première aura été une revanche sociale sur une enfance difficile. La seconde une façon de se retrouver. Curieux personnage en vérité que ce dandy, ami de Gide, Sagan et Losey qui, après avoir arboré des années durant cape noire et lavallière, dîné régulièrement chez Maxim’s, fait ses achats chez Fauchon et fréquenté assidument les palaces parisiens, décide de se reconvertir dans les grands programmes de reconstruction au lendemain de la guerre. Il y a un mystère dans ce choix que Aillaud a voulu dissiper d’une phrase : «je ne sais par quel hasard je me suis trouvé à plaire à quelqu’un au ministère de la Construction. On m’a nommé architecte-urbaniste des Houillères de Lorraine». C’est tout ? C’est tout.
Nous ne saurons pas s’il a éprouvé le besoin de faire oublier sa discrétion durant l’Occupation. Ou s’il a souhaité devenir un architecte. Un vrai, un grand. C’est une habitude, quand il ne veut pas s’étendre sur ses motivations, Aillaud use volontiers de l’ellipse. Le fait est qu’après le strass et les paillettes de la mode, il va consacrer son énergie et son imagination au logement social. Quoi que…
Avouant avoir «eu la hantise de rester pauvre toute (s)a vie», Emile Aillaud ne délaisse pas pour autant son appartement de la rue Saint-Honoré, ni ne renonce au rêve de partager sa passion pour les arts et les lettres, Baudelaire et Rimbaud, Nerval et Mallarmé, Paul Valéry et Victor Hugo, Henry James et Dostoïevski. Mais ce bourgeois n’oublie pas d’où il vient y compris lorsqu’il déclare se sentir proche de Palladio, «maçon et fils de maçon».
Une ville pour les enfants
Aillaud est un rêveur. Il a l’âme d’un poète, les réflexes d’un artiste, la tendresse emprunte de tristesse d’un romantique, par nature rétif à la rationalité triomphante des modernes. De son enfance, il garde le souvenir de sa mère qui «peignait des fleurs ravissantes» et de lui-même l’image d’un «petit garçon très bien élevé». Un petit garçon solitaire aussi. Se laissant emporter par un élan pour le moins proustien, il raconte : «J’ai longtemps passé des jeudis entiers à paraître m’ennuyer chez des amis qui avaient de grandes maisons luxueuses (…) Rilke parle des enfants tristes et heureux. C’est ça l’enfance, cette apparente tristesse qui est le bonheur. Cette attente qu’aucune violente gaieté ne secoue et qui finit par être une densité».
Car Aillaud veut croire qu’il construit d’abord pour les enfants et, ce faisant, pour leurs parents. «Il n’est pas insignifiant, écrit-il, d’avoir eu une enfance un peu impunie du fait de la forme des lieux. Parce qu’on y aura vécu dans des coins si complexes que l’on aura pu jouer avec Paulo et éviter Arthur, que l’on déteste». Et si les tours de Nanterre sont toutes différentes, c’est pour «que l’enfant sache d’en bas qu’il habite ce morceau de nuage ou dans ce bout de branche».
Contre Le Corbusier le maléfique
Aillaud est un postmoderne. Il partage avec ses confrères les plus en vue la même haine du pavillon avec jardin, cet habitat «factice» conditionnant un ordre social basé sur le mimétisme de la bourgeoisie par les classes inférieures. Mais il s’oppose tout autant aux modernes quand il voit dans l’idéalisation du collectif un facteur d’oppression. Des idéaux portés par les tenants du style international, il ne veut rien retenir. Les cités impeccablement tracées à angle droit sont des simulacres de ville et un reflet de l’ego surdimensionné de leurs créateurs. La charte d’Athènes a constitué un facteur massif de standardisation et d’appauvrissement. Le Corbusier est un architecte d’une incroyable inventivité, mais cette inventivité, il l’a mise au service d’un «univers phalanstérien» et «maléfique».
Quant au principe d’unités urbaines autonomes, presque autarciques, prenant en charge les aspects essentiels de la vie quotidienne, Aillaud y voit tout simplement le cauchemar absolu. Comme l’école proche du domicile interdit à l’enfant de s’extraire du milieu scolaire, l’idée même de localiser le travail et l’habitat côte à côte ne peut que condamner l’ouvrier à n’être qu’un ouvrier quelle que soit l’heure du jour et le jour de la semaine. De même qu’il rejette ces maisons dans lesquelles les jeunes seraient censés apprendre à s’amuser.
Une l’architecture pour les plus pauvres
Emile Aillaud est à la fois lucide et aveugle. Lucide sur les impasses de l’architecture moderne. Aveugle sur les limites qu’impose le modèle du grand ensemble aux meilleures intentions. Convaincu que la pauvreté mérite une architecture qui lui soit propre, il n’hésite pas à écrire : «quand ceux qu’on loge sont aussi incernables (sic), innombrables, différents que des travailleurs portugais ou nord-africains, que des O.S. ou des balayeurs, on ne va pas se mettre à leur imposer un cadre de vie d’intellectuel de gauche». Après tout, «il y a une façon d’accepter (la pauvreté) et de la vivre qui peut être un bonheur. Et qui, en tout cas, peut n’être pas le malheur. Elle procède d’une certaine spiritualité», ajoutant cette réflexion de Lucio Costa, «la favela, loin d’être un problème, est une solution». «C’est montrer beaucoup de mépris à l’égard des habitants de H.L.M. que de les croire insensibles à ce superflu que (lui, Aillaud) (s)’efforce de leur donner».
Que ce soit à la Grande Borne, à Chanteloup ou ailleurs, son objectif est le même : donner une dignité à chacun de ces quartiers en leur conférant un univers imaginaire spécifique. S’inscrivant par la force de la commande dans le modèle du grand ensemble, Aillaud ne voit d’autre solution que de briser l’uniformisation de l’habitat pour combattre l’embrigadement des individus et l’ennui, non pas l’ennui apparent qui ouvre sur l’imagination, mais l’ennui véritable qui, lui, débouche sur le néant.
De la couleur pour des cités tristes ?
Singulariser l’habitat par le refus de la ligne droite, bien sûr. Mais plus encore par la couleur. Avec la collaboration de Fabio Rieti, Aillaud en fait sa signature. Il n’est pas le premier architecte. Le Corbusier l’a précédé. La Cité Frugès, à Pessac (1927) est le premier ensemble de logements sociaux à afficher des couleurs différentes pour casser la monotonie, introduire de la diversité et des variations.
Cinquante ans plus tard, les orangés délavés, les verts kaki, les bruns deviennent les couleurs «in» des barres HLM. Le Serpentin des Courtillières à Pantin se pare de dégradés de rose et de bleu tandis que La Grande Borne n’utilise pas moins d’une quarantaine de teintes. C’est toujours avec l’artiste Fabio Rieti qu’Emile Aillaud réalise les «tours nuages» dont le revêtement en céramique veut se fondre dans le paysage, et notamment dans le ciel.
Mais lorsqu’il justifie ce choix artistique par la volonté de «faire oublier le monumentalisme pesant, la rigidité́, la froideur…» Fabio Rieti ne fait qu’accréditer ce qu’Aillaud a toujours refusé de reconnaître : en architecture, la couleur habille souvent la pauvreté. Pas toujours, mais souvent quand même. Déjà en 1950, le rédacteur en chef de la revue L’Architecture Aujourd’hui considérait que «la couleur est devenue une nécessité en raison des méthodes de construction tendant à la standardisation, donc au risque de monotonie. Le seul moyen de lutter contre l’ennui est de créer des ruptures par la couleur».
Cette irréductible aspiration à se fondre dans la ville
C’est finalement tout le paradoxe de l’architecture de Aillaud : au motif de briser la monotonie et de faire oublier la logique marginalisante des grands ensembles, le recours à la polychromie et à des formes perçues comme «extravagantes» n’a eu comme seule conséquence que de stigmatiser un peu plus le logement social. Aillaud n’admettait-il pas au détour d’une phrase qu’«il est normal que l’on cherche à imiter le favorisé» ?
Là où il commettait une erreur fondamentale, c’était de porter un jugement moral sur ce mimétisme social en n’y voyant qu’une vanité mal placée et en refusant de prendre en compte le refus, pourtant ô combien légitime, des habitants de logements sociaux d’être stigmatisés par l’apparence de leur habitat. Mais vingt ans après la mort d’Emile Aillaud, le débat est-il vraiment clos ?
Franck Gintrand
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*Voir ou revoir la chronique- photos intitulée Souvenir d’un futur, par Laurent Kronental, photographe