Le chantier de l’architecte n’est pas le même que celui du maçon ou du charpentier. Les savoir-faire et les protocoles de ces bâtisseurs sont codés. Pour l’architecte ni conventions et ni enseignement spécifique. Tout est empirique. Chronique de l’expérimentation.
Tous les architectes n’ont pas eu un père maçon pour aller sur ses chantiers, le samedi matin, porter les outils et un coup à boire aux ouvriers. Tous les architectes n’ont pas eu un père carreleur pour remplir la gamatte et saluer ses collègues en une matinée de jour férié ; ou un père architecte pour visiter, un dimanche soir, une construction qui ne ressemble pas encore à une maison. Non. Pas tous les architectes. Certains seulement. Ceux-là, sans le savoir, ont pris de l’avance.
Comment les autres ont-ils découvert ce lieu mystérieux et un peu inquiétant ? Comment ont-ils fait pour en connaître les acteurs et les pratiques, pour y trouver leur place ? Où et comment s’apprend « le chantier » ? Quel est le corpus de connaissances, constitué et transmissible, de ce moment de l’architecture ? Un savoir qui ne soit ni un bréviaire technique ni un traité de savoir-vivre, encore que ce dernier puisse être adapté aux situations complexes qui s’y développent.
Sans rechercher un savoir académique bien difficile à définir, existe-t-il une pédagogie du chantier destinée aux architectes ? Un enseignement dont l’objet n’est pas la gestion d’un planning, ni la coordination des entreprises, ni la manipulation et la mise en forme de la matière ? Ces formations existent, pour l’apprentissage d’autres acteurs que les architectes. Pour ces derniers, il s’agit d’initier à une pratique bien différente : transformer une conception intellectuelle complexe en une réalité matérielle construite, en déléguant à d’autres la capacité de faire. Cet énoncé laisse perplexe…
Comme une absence de sujet
Sur le web, « Chantier architecte » ou « Le chantier pour les nuls » ne fournit pas d’accès à des documents vraiment intéressants (qui l’eût cru ?), si ce ne sont des glossaires et des mémentos techniques, des monographies d’édifices et des tutos pour OPC au cours desquels l’architecte n’est pas mentionné. Si ce n’est également de nombreux livres pour enfants, écrits, dessinés, édités par des adultes, dont le nombre confirme la fascination ludique qu’exerce sur les petits et les grands ce « chantier interdit au public ».
Le premier site suggéré par la recherche « architecte chantier » (l’inverse de la première tentative) est « Chantiers.pro – professionnels du bâtiment » destiné aux artisans qui s’inscrivent, selon leur spécialité, pour trouver du job. Parmi ces métiers figure, en tête de liste pour une raison alphabétique, « Architecture Expertise », désignant un spectre de compétences bien moins évident que Menuisier ou Plombier et un domaine d’intervention indéfinissable mais de tous les possibles, du Feng shui à la thérapie de couples. En poursuivant la recherche apparaît une page de l’Ordre des architectes, avec le titre : « La valeur ajoutée de l’architecte sur le chantier ». Dans un texte mis à jour le 7 octobre 2020, Éric Wirth, à l’époque vice-président du Conseil national de l’Ordre des architectes, développait un argumentaire simple et convaincant qui mériterait de faire partie de l’introuvable spicilège évoqué plus haut.
Accessoirement, apparaît à l’écran une interview de Pete Fromm évoquant son dernier ouvrage intitulé « La vie en chantier » ; il y conte une construction d’une tout autre nature.
Les écoles d’architecture ont longtemps ignoré le chantier, comme discipline spécifique et comme lieu d’une pratique du métier d’architecte. L’absence d’un savoir recensé n’explique qu’en partie cette difficulté à transmettre l’intérêt et le goût pour cette dimension de l’exercice professionnel. Il y avait dans cette carence ancienne la volonté de préserver les coteries, les corporations, des franc-maçonneries, des privilèges, des savoir-faire et des situations de pouvoir. Aujourd’hui, l’enseignement de l’architecture poursuit cette mise à distance et privilégie toujours la conception du projet qui valorise l’élève et le maître : l’appel à la créativité challenge les étudiants, la critique de l’enseignant affirme son statut. Les praticiens qui encadrent les ateliers au sein des écoles ne savent que transmettre de leur pratique du chantier ce qu’ils ont, eux-mêmes, découvert en le vivant. Comment font les jeunes diplômés pour aborder ce monde ignoré des enseignements ?
Un regain d’intérêt pour la matière
Sur leur pratique et leur insertion professionnelle, l’Archigraphie 2024 – 2026, Observatoire de la Profession d’Architecte commandé par l’Ordre, note : « La conception architecturale est de loin le domaine le plus plébiscité avec 80 % des diplômés DEA et 90 % des titulaires des HMONP ».* Il n’y a là aucune surprise mais la confirmation du dogme et de l’image populaire du métier. Puis : « Le suivi de chantiers est également une activité prépondérante, particulièrement pour les HMONP (65 %) comparés aux DEA (47 %), ce qui suggère une plus grande implication des HMONP dans l’aspect opérationnel des projets d’architecture ».*
Le choix du terme « suivi » utilisé par C-WAYS, auteur de l’étude, s’il est convenu, est néanmoins regrettable et aurait mérité d’être relevé par les relecteurs de l’Ordre : Les architectes suivent un chantier ? Évidemment, non ! Ils l’anticipent, ils le précèdent, ils le dirigent. La mission DET, Direction de l’Exécution des Travaux, le confirme, littéralement. Au-delà du contresens habituel que traduit la formule employée par les auteurs, il y a une certaine satisfaction à constater que le chantier, lors des premières années d’exercice, n’est plus l’épouvantail qu’il constitue au début des études (ou sur des chantiers désertés par les « architectes de conception ») et que ces jeunes professionnels en découvrent l’importance et l’intérêt en même temps qu’ils obtiennent l’habilitation à la maîtrise d’œuvre en nom propre.
Également lu dans l’Archigraphie 2024 – 2026 : « En 2023, pour la première fois, davantage de femmes que d’hommes sont entrées à l’Ordre ».* Et aussi : « Au rythme actuel, la parité à l’ordre devrait être obtenue en 2040 ».* La formulation patriarcale du début de cette chronique, que d’aucuns pourraient vilipender, est due à l’absence de présence maternelle dans les souvenirs que rapportent les architectes. Ces premières lignes pourront rapidement et légitimement être réécrites au féminin. Le vernissage de l’exposition Terre de Bâtisseuses,** à la Maison de l’Architecture de l’Isère, fin 2024, l’a confirmé s’il en était besoin.
Les six jeunes femmes présentes, architectes, artisanes, maçonnes, ont décrit leurs engagements centrés sur le matériau terre. Elles ont partagé leur pratique d’entrepreneuse, mot rare dans le discours des architectes, et celle du chantier, encore marqué par la question du genre. Elles expérimentent un matériau différent, espèrent moins d’intermédiaires entre la conception et la matière, davantage de lien entre elles et leurs clients, de nouvelles relations de travail…
Les mots à la mode, récit et matérialité, qui lassent déjà le lecteur de la pensée architecturale de l’instant, traduisent, cependant, une tendance favorable à la fabrication dont se saisit aussi l’enseignement.
Le chemin en marchant
Dans les écoles d’architecture quelques cursus intègrent la dimension pratique du faire. Des ateliers permettent de mettre la main à la pâte et développent une acclimatation à la manipulation des matériaux. Ces tentatives de rapprochement entre le dire et le faire, la conception et la construction, sont organisées et accueillies dans des lieux tels que les Grands Ateliers de Villefontaine qui pratiquent « une pédagogie participative, créative et expérimentale, empruntant un chemin exploratoire allant de la matière à l’architecture ».***
Lors de ces mises en situation, de taille et de durée variables, les étudiants sont à la fois les concepteurs des projets et les ouvriers qui les bâtissent. Ils réalisent des ouvrages à l’échelle 1, prototypes de systèmes constructifs innovants ou simples essais de matériaux alternatifs. Ces dispositifs sont très différents des chantiers que ces futurs architectes devront mener au cours de leur carrière et ne peuvent prétendre les préfigurer. Les relations contractuelles et réglementaires qui définissent les rôles et les responsabilités des acteurs n’existent pas. Les savoir-faire et les statuts de chacun n’y sont ni désignés ni actifs.
Ce dispositif est utile pour déniaiser et désinhiber les étudiants mais n’a pas la prétention d’enseigner la connaissance et la pratique de la division du travail à l’œuvre sur les chantiers de construction. L’expérience conceptuelle et manuelle, indiscutablement acquise pendant ces formations, n’aura pas sa place sur leurs futurs chantiers : Quel jeune architecte ira discuter un geste à peine effleuré à l’école avec un ouvrier qui en possède le savoir-faire et les outils ? Néanmoins, il y aura gagné une certaine humilité favorable à une collaboration intelligente avec les compagnons. Mais d’apprentissage de la pratique de l’architecte sur le chantier ? Que nenni !
Ce chemin que les jeunes architectes espèrent découvrir passe par les agences qu’ils sollicitent pour effectuer leur stage HMO. Les plus consciencieuses les incitent à tourner la roue du projet dans son intégralité en participant aux études, s’ils sont présents lors des esquisses, encore présents pendant leur développement et toujours proactifs lorsque débute la construction. Ils peuvent alors plonger dans le grand bain et secondent efficacement le chef de projet. Cette démarche idéale est un double défi : pour l’agence, maintenir l’emploi, pour le HMiste, maintenir l’engagement. Des conditions plutôt aléatoires !
Pour ces aspirants, les agences ressemblent un peu à l’internat des médecins. Une formation ultime, en situation, où autonomie et responsabilité mettent à l’épreuve les candidats. Dans cette initiation, c’est le chemin qui fait la destination. Ceux qui le parcourent avec conviction, ceux qui en ressentent les fortes émotions, ceux-là attrapent le virus et ne peuvent plus dissocier concevoir et construire.
Le chantier malgré lui
Cette conviction, aujourd’hui contrariée et trop conventionnelle aux goûts de certains, est revisitée par les nouveaux engagements de l’architecture, qui la rendent encore plus indispensable : la réhabilitation, la rénovation, le réemploi exigent cette continuité entre conception et construction et suscitent des formes de co-conceptions initiées très en amont avec les artisans. Des lots de matériaux recyclés peu homogènes, mal calibrés, des ouvrages de récupération aux standards distincts nécessitent ces collaborations nouvelles et une connivence entre l’ouvrier et l’architecte.
L’improvisation remplace souvent les protocoles habituels de mise en œuvre. L’ouvrier doit avoir envie de ces initiatives ; l’architecte doit accepter cette délégation et une présence accrue sur le chantier. Celui-ci évolue vers une forme de manufacture foraine qui réoriente les rapports sociaux et exige de l’architecte un goût prononcé pour le travail avec les compagnons, sans pour autant considérer que les rôles sont interchangeables.
Cette pratique d’architecte s’invente in situ et nulle part ailleurs. Inutile de chercher des manuels ou des bibles qui l’enseignent. Tout au plus peut-on s’inspirer modestement des projets et discours de confrères tels Patrick Bouchain et Philippe Prost ou de consœurs moins médiatiques, Anna Hermine et Pénélope Przybylko, qui évoquent leur méthode de travail en rénovation dans l’article « La culture du caillou dans le Quercy » publié par La Gazette, Plan L, à Toulouse.**** Leur discours sur le « réemploi informel », raconte une expérimentation qui, sur le chantier, réactive de manière empirique le lien entre conception et construction.
La rénovation et la réhabilitation s’installent dans notre culture constructive, logiquement et durablement. L’Archigraphie 2024 – 2026 en fait l’écho : « La réhabilitation et l’entretien de bâtiments constituent le deuxième domaine d’exercice le plus pratiqué avec 45 % des titulaires d’une HMONP ».* L’Ordre s’en fait le promoteur (oups !) et invite, dans son Hebdo daté du 25 juin 2025, à signer la pétition HouseEurope ! (« faire de la rénovation du bâti existant une priorité, face à l’urgence climatique et sociale ») en ces termes : « la rénovation est au cœur de notre plaidoyer pour une architecture responsable, soutenable et ancrée dans les territoires » et conclut « l’initiative HouseEurope ! traduit concrètement les objectifs que nous partageons : réduction des émissions, préservation des ressources, soutien aux filières locales, et lutte contre la spéculation destructrice ».
Cet engagement de bon sens ne fait pas allusion au rôle irremplaçable que les architectes peuvent y jouer. Il serait juste que cette invitation à signer s’accompagne de l’expression d’une autre conviction : Que l’architecte détient une compétence singulière pour mener ces projets : Il réinterprète la conception d’un autre et y intègre la dimension d’un usage contemporain, souvent dissimulée par des arguments de performance et dévitalisée par les tableaux Excel qui les mesurent ; il en assure, au jour le jour sur le chantier, la mise en œuvre réactive qu’exigent les interventions sur le déjà-là.
Pour apporter un peu de substance dans ce désert didactique qu’est le chantier de l’architecte, il faut citer une conférence tenue dans les écoles d’architecture par Pierre Bernard, architecte, retranscrite dans Criticat n°2, de septembre 2008 sous le titre explicite : Le chantier.***** L’auteur partage une analyse particulièrement singulière du chantier et de son contexte physique, social et technique. Ce document est consultable en ligne. Mais, attention ! Cette lecture n’est pas sans danger. Émotifs s’abstenir : Au-delà d’une approche politique qui met des points sur des i, cet architecte ose évoquer « la joie », « le trac », « certains états de grâce », ces émotions indicibles du chantier.
Il déclare dans sa conclusion : « Construire est la condition de concevoir ». Un slogan à graver au fronton des écoles d’architecture.
Jean-Philippe Charon
Architecte
Du même auteur, lire aussi Que valent les agences d’architecture ? Chronique de la transmission et « MOI, JE CONSTRUIS. » Et toi ?
* L’Archigraphie 2024 – 2026, Observatoire de la Profession d’Architecte, pages 64, 66, 17, 16. L’Hebdo des Architectes publié par l’Ordre des Architectes, les 18 décembre 2024 et 24 avril 2025.
** « Terre de Bâtisseuses » (jusqu’au 25 juillet 2025)
*** htpp://www.lesgrandsateliers.org/formation-continue-architecte/
**** htpp:// planlibre.eu/la-culture-du-caillou-dans-le-quercy/
***** Pierre Bernard, Le Chantier