La métropole du Grand Paris constitue la face visible de l’iceberg de la métropolisation intense et plus large que connaît l’Hexagone, quand les mégalopoles asiatiques et africaines tirent déjà les premières leçons d’expansions urbaines anarchiques. La densification made in France saura-t-elle alors proposer un nouveau modèle de villes-monde, plus vertueuses ?
Ces dernières décennies, le développement effréné des métropoles en a fait des centres névralgiques de nos sociétés. A l’échelle mondiale, la métropolisation des villes est un processus complexe qui tire sa force de la mondialisation. L’urbanisation des espaces de vie et de communauté, plus ou moins grands, s’est imposée avant même de devenir globale. C’est en 2008 que les rats des villes sont devenus plus nombreux que les rats des champs et aujourd’hui, 57% des terriens vivent en ville. Pas sûr que tous s’y épanouissent, tant ces centres urbains sont devenus vecteurs d’inégalités et producteurs d’exclusions.
Les aires urbaines comme Shanghai, Lagos, Accra, New-Delhi ou Tokyo regroupent chacune plusieurs dizaines de millions d’habitants quand, en France, la métropole parisienne est la seule à compter plus de dix millions de têtes. De l’autre côté de la frontière, moins de cinq millions d’Allemands vivent dans la capitale germanique. Et pourtant, chacune peut concourir à rejoindre le réseau pas si fermé des métropoles mondiales.
La quantité ne fait pas la métropole, que ce soit en m² ou en habitants, ni même en dollars. La métropole est une ville qui regroupe un certain type de groupes sociaux aux attitudes globalisées pratiquant des activités citadines et suscitant des politiques économiques, culturelles, touristiques et urbaines particulières.
Selon le géographe Michel Lussault, elles relèveraient d’un imaginaire collectif, ce qui explique que même les petites villes, à l’échelle piétonnière, comme Lausanne, peuvent se ‘métropoliser’ grâce à une population créatrice, des sièges institutionnels mondiaux, des écoles réputées, des capitaux de passage importants qui les posent en hub moins urbains que culturels ou économiques.
Des villes comme Bordeaux, Marseille ou Lyon pourraient aussi tirer leur épingle du jeu dans la grande famille des villes-monde, ou global-cities, un phénomène qui a été observé et analysé dès 1991 par la sociologue Saskia Sassen. Il aura donc fallu presque quarante ans pour que les édiles français fassent éclore les premières interprétations pratiques d’un modèle dont la Chine, par exemple, s’est emparé depuis plusieurs décennies.
Les villes chinoises ont été ainsi conçues comme des plates-formes de développement de l’économie, placées sous un contrôle politique permanent et de plus en plus présent grâce aux avancées technologiques de ces dernières années. Ces villes plus ou moins nouvelles sont aujourd’hui devenues des emblèmes de ce processus tant elles regroupent à la fois des grands projets urbains, de hautes technologies, un appât touristique grâce notamment à de grands événements planétaires, une patrimonialisation, l’arrivée des classes sociales jeunes, urbaines et connectées et contre toute attente, depuis peu, une volonté environnementale affirmée.
Seulement, nombre de villes fantômes* témoignent aujourd’hui que la métropolisation telle qu’elle existe depuis 70 ans est en fin de cycle. Là où étaient attendus des millions d’habitants et une dynamique économique nouvelle, Kangbashi par exemple en Chine, il n’y a aujourd’hui pas un pèlerin, les classes sociales défavorisées n’ayant toujours aucune possibilité financière d’y vivre décemment car vivre dans les mégapoles, asiatiques, africaines, sud-américaines ou européennes est bien au-dessus des moyens de bien des néo-citadins espérés.
Construire une métropole nouvelle ne signifie donc plus de satisfaire seulement les besoins immédiats de ses habitants mais de proposer des villes connectées, propres et sobres, aux réseaux d’infrastructures efficients. En d’autres mots, une cité tournée autant vers ses banlieues nourricières que vers l’autre bout du monde. Bref, la ville de demain.
Là est tout l’enjeu du phénomène d’urbanisation intensive quand il passe les frontières du vieux-continent. Les Européens ont ainsi pris conscience de bien des points noirs. En effet, l’étalement urbain ou à l’inverse la densité, les coûts écologiques pharamineux, l’isolement social et la rupture des liens sont autant de facteurs qui rendent frileux les habitants qui pourtant se pressent aux portes des grandes villes, délaissant sans complexe centres-bourgs et campagnes.
Car la ville nouvelle, si elle est nécessaire, naîtra aussi de la volonté politique des élus de faire de leurs cités plus qu’un point sur une mappemonde. Il faut appâter le chaland, à grand renfort de musées, de festivals, d’événements sportifs ou culturels, qui sont autant de supports et de prétextes à la manipulation de la forme de la ville. Il en va donc aussi de la banalisation des paysages architecturaux mondiaux.
Si les métropoles seront inéluctablement de plus en plus nombreuses pour abriter une grande partie des 12 milliards d’humains prévus d’ici un siècle, c’est aussi parce qu’elles sont en réalité le reflet concret du lien qu’entretiennent les villes avec les modes de production et l’accumulation des richesses depuis les années 80.
Les mégapoles sont issues de la mondialisation économique mais elles sont aussi au cœur des prises de conscience, notamment écologiques. Il n’est ainsi pas impossible que certaines cités deviennent des laboratoires de technologies vertes, de liens retrouvés avec les banlieues. Pour cela, il serait peut-être aussi bienvenu de créer une concurrence mondiale non plus culturelle ou événementielle, mais honnêtement environnementale, autant de terrains d’épreuves et d’expérimentations politiques.
C’est ainsi que les métropoles aux échelles plus humaines montrent un intérêt croissant pour le localisme, les circuits courts, les cycles de matières. Avec un pendant moins vert, puisque ce retour aux sources constitue aussi un substrat fertile pour les populismes dans le monde et en Europe, comme l’ont montré les résultats des dernières élections européennes, et les prises de pouvoirs d’extrême en Italie, au Brésil et ailleurs ces derniers mois. Les citadins étant traditionnellement des électeurs plus progressistes, les couleurs de Bruxelles témoignent aussi qu’un des enjeux de la métropolisation européenne sera de ne pas briser les liens entre les villes, les communes moins aisées et oubliées et les champs.
Partout dans le monde mais aussi en France, les nouvelles géographies sont celles des villes reliées entre elles. Elles fondent la géopolitique actuelle, support d’une crise sociale, notamment des Gilets Jaunes, qui découle en partie d’une crise des territoires. En effet, une des principales critiques de la métropolisation est justement qu’elle augmente les inégalités, reléguant les pauvres toujours plus loin des centres. Ou comment un cercle vertueux peut facilement devenir vicieux !
Les villes-monde sont arrivées au bout d’un cycle, ouvrant la voie à la «dé-métropolisation», ou à une «alter-métropolisation», c’est-à-dire une nouvelle façon d’inventer et de gérer les villes pour en faire un nouveau système politique et social, l’espace local devenant le lieu de l’expérience en temps réel pour inventer les nouveaux moyens de l’étalement urbain, plus propre, plus intelligent et moins inégalitaire.
Alice Delaleu
*Voir également notre article Les villes désertées, un phénomène contemporain