« Il ne faut pas tout voir de façon pessimiste ». Jean-Baptiste de Froment, directeur de l’ENSA Paris Malaquais, relativise l’agitation des étudiants en cette période troublée. Pour autant, il a bien conscience que des questions de fond demeurent à ce jour sans réponse. Entretien.
Lors de nos deux précédents numéros, chroniques est allé à la rencontre des étudiants de l’ENSA Malaquais, en plein cœur du quartier de Saint-Germain-Des-Prés à Paris pour suivre leur mobilisation contre le 49.3.* Mais les étudiants ont surtout mis en exergue des problèmes de fonctionnement au sein de l’école et dénoncé une administration qui selon eux fait la sourde oreille à leurs requêtes quant au manque de moyens, au niveau en baisse et à une recrudescence des cas de harcèlement.
À la suite de la publication du second article, Chroniques a été contacté cette fois par le directeur de l’école, Jean-Baptiste de Froment, qui souhaitait apporter sa vision « informée ». Selon lui, tout ne serait pas si sombre dans le monde de l’architecture.
Dont acte le vendredi 14 avril.
Chroniques d’architecture – Au-delà de la réforme des retraites, c’est le fonctionnement des études en ENSA en général que les étudiants semblent aujourd’hui remettre en question. Quel dialogue avez-vous mené avec eux ?
Jean-Baptiste de Froment – Nous avons toujours essayé d’être à l’écoute des étudiants, sans jamais adopter une attitude frontale. Il n’y a pas véritablement d’opposition entre les étudiants et l’administration, chacun est dans son rôle. Nous, nous sommes des fonctionnaires en charge de faire fonctionner cette école et les étudiants peuvent tout à fait apporter des revendications. Nous avons essayé au maximum d’organiser des temps d’échange et appuyé la tenue de cours aménagés pour réfléchir à l’avenir des écoles d’architecture en nous focalisant sur les problèmes pédagogiques dans un monde en mouvement.
Les étudiants sont très conscients des changements qui ont lieu, notamment au niveau de la transition écologique, de la révolution numérique. J’ai rencontré les organisations étudiantes pour que nous échangions sur les différentes audiences que [Rima Abdul Malak] la ministre de la Culture est en train d’organiser. La ministre a reçu très récemment les directeurs et directrices d’école et recevra prochainement les représentants étudiants.
Il faut que nous puissions tirer dans le même sens et que nous aidions le ministère qui dispose de moyens qui, comme vous vous en doutez, ne sont pas infinis. Il ne suffit pas d’avoir l’avis de quelques étudiants, mais aussi de l’administration qui a un point de vue plus informé. Nous connaissons la réalité des choses et des moyens. Nous portons des éléments d’analyse et d’information que les étudiants n’ont pas, ce qui est normal.
Des étudiants ont notamment évoqué des problèmes récurrents de harcèlement. Comment l’administration gère-t-elle cette question ?
Je souhaiterais absolument faire remarquer que lorsque j’ai pris mes fonctions [en 2022] au sein de l’ENSA Malaquais, ma priorité fut aussitôt de m’attaquer au sujet des violences sexuelles et sexistes. Il n’y a pas de problème spécifique à notre école mais il y a en revanche une nécessaire prise de conscience et mise en place de dispositifs pour traiter ces sujets qui, pendant des années, ont été écartés du débat.
Certains comportements inadmissibles existent, certes, et malheureusement ils existeront toujours. Pour ma part, depuis ma prise de fonctions, je pratique la tolérance zéro à ce niveau. Nous avons une personne chargée spécifiquement pour la DVHSS (lutte contre les violences et les harcèlements sexistes et sexuels) de toute nature, ce qui n’est pas rien. Nous avons mis en place des formations s’adressant à tous les niveaux d’étude, dispensés par des associations spécialisées, autant pour les élèves que pour les professeurs et ces derniers ont obligation de suivre cette formation. Nous avons également mis en place des dispositifs de signalement avec trois numéros de téléphone accessibles à toute heure.
Lorsqu’un signalement est suffisamment grave, nous mettons en œuvre des actions telles que l’ouverture d’une enquête administrative qui pourra déboucher sur une commission de discipline qui se réunit et qui sanctionne. Cela a déjà été fait. L’administration agit concrètement et consacre beaucoup d’énergie, de temps et de budget à la mise en place de ces dispositifs. Nous faisons le job. Je le répète, il n’y a pas de problème spécifique à notre école, même s’il y a des choses à améliorer.
Les élèves ont fait part de leur crainte de voir le niveau de leur diplôme baisser. Quel avenir aujourd’hui pour les architectes de demain ?
Il ne faut pas tout voir de façon pessimiste. La formation d’architecte n’a jamais été aussi plébiscitée qu’aujourd’hui. À l’heure où je vous parle, j’ai environ 500 candidatures de Parcoursup de plus que l’année dernière à la même date pour un total de 100 places. C’est donc plus de 3 000 candidatures pour 100 places. Les jeunes aujourd’hui ont envie de faire des études d’architecture. De facto, nous sommes une école très sélective et nous nous basons non seulement sur des critères académiques, mais également sur des critères qui relèvent de la motivation, de l’originalité du projet, de la personnalité de l’étudiant, afin d’avoir un public divers.
Nous avons un taux d’insertion professionnelle qui est bon. L’immense majorité de nos étudiants trouve un job à la sortie des études. Ces derniers ne travaillent pas seulement en agences d’architecture, bien qu’il y en soit un certain nombre, mais également dans d’autres métiers de l’architecture comme le design, la scénographie, la maîtrise d’ouvrage, la rédaction de cahiers des charges pour les travaux, dans la recherche, voire poursuivent des cursus plus académiques et intellectuels.
Si l’insertion professionnelle est bonne, il est vrai en revanche qu’il y a de moins en moins de marge de manœuvre pour l’architecte maître d’œuvre, ce qui se répercute sur la place de l’architecture qui a tendance à diminuer et aussi sur la qualité des projets. C’est un problème réel et un sujet d’inquiétude qui nécessite à ce que nous repensions l’économie générale pour que les architectes aient une place plus importante.
Les étudiants aujourd’hui se sentent extrêmement responsables de l’état du monde futur et ont bien conscience que le secteur du bâtiment est très polluant. Ils savent qu’ils ont un rôle décisif à jouer mais craignent de ne pas avoir totalement les outils pour lutter contre ce paradoxe. Et tous les enseignants de Malaquais savent pertinemment qu’ils doivent contribuer à la transition écologique et qu’il faut changer ces façons de faire de l’architecture.
Pour autant, si beaucoup de choses restent à améliorer et même si vous avez des professionnels bien formés, si l’architecte n’a pas de marge de manœuvre et qu’il est obligé d’appliquer des décisions non vertueuses prises par d’autres acteurs, il sera impuissant à mettre en œuvre les solutions qu’il maîtrise. Cela, les étudiants le ressentent. Aujourd’hui, les étudiants en architecture, à la fin de leurs études, ont un boulot, mais ce dernier ne correspond pas toujours à une attente un peu fantasmée, à savoir l’architecte intégralement maître de son projet et qui est le grand orchestrateur.
Nos formations doivent progresser pour que l’ensemble des contraintes réglementaires, économiques, politiques, liées à la diversité des acteurs puissent être assimilées par nos étudiants au cours de leur formation afin qu’une fois leurs études terminées, ils soient véritablement armés pour la suite.
Quel avenir pour l’architecture dans 20 ans ?
Je pense que l’architecture a un rôle majeur à jouer et que sans l’architecture, nous ne réussirons pas la transition écologique et nous ne pourrons pas assurer l’habitabilité du monde. Cet avenir inconnu dépend de notre capacité à mettre au premier plan de l’agenda politique l’importance de la qualité architecturale et environnementale des projets.
Un autre sujet, dont on parle moins, est celui de la révolution numérique. Il n’est pas impossible que dans vingt ans nous ayons des intelligences artificielles qui entreront en concurrence directe avec les architectes. Il ne s’agit surtout pas faire l’autruche, il faut que nous puissions former nos étudiants à ces nouveaux enjeux, il faut qu’ils sachent se servir de l’intelligence artificielle, qu’ils se saisissent de ces objets de façon proactive pour, justement, se faire une place, garder la dimension humaine.
Le comble serait de laisser les intelligences artificielles faire seules avec d’autres acteurs. Il faut prendre cette révolution comme un atout, un outil de plus au service de l’architecte et non l’inverse. Il est beaucoup question de la transition écologique mais beaucoup moins de la révolution induite par les nouvelles technologies, le numérique et l’IA. Il n’est pas évident pour nous de savoir comment intégrer cette dimension dans les formations mais nous y travaillons.
Propos recueillis par Kyrill Kotikov
* Lire nos articles À l’ENSA Malaquais, la révolte pacifique des étudiants et La révolte de Malaquais, épisode 2 : gare aux écoterroristes