Avec l’arrivée du numérique, de la digitalisation et surtout des nouvelles générations, les manières d’occuper les espaces, dans la sphère professionnelle comme dans la sphère privée, se modifient de plus en plus vite. Le modèle du coworking, pour simplifier, fait florès. Dominique Mattar, architecte d’intérieur, psychologue du travail et ergonome s’inscrit en faux. Tribune.
Côté entreprises, l’impératif du «bien-être au travail» a totalement remis en question l’aménagement des espaces. Tout est fait désormais pour attirer, et surtout retenir, les millennials* qui zappent d’une entreprise à l’autre. L’univers professionnel doit désormais faire rêver, tout doit être connecté, «ergonomique», traité acoustiquement, mais l’enjeu va bien au-delà du simple aménagement. Canapés aux couleurs chatoyantes, plans de travail assis/debout, hamacs, billards, sans oublier un ornement plus intime «comme à la maison», tout est fait pour maintenir dans les murs ceux qui seraient tentés de rentrer trop vite chez eux.
Le bonheur au travail
Dans ce chamboulement, les espaces sont distribués en «zones de bien-être» diversifiées : espaces de convivialité, espaces de détente, bureaux ouverts, petits espaces fermés, cuisine, salle de gym, salle de jeux, fermes sur les toits, possibilité de travailler dans le jardin… Tout est possible et planifié pour «le bonheur en commun» jusqu’au bureau non attitré (Flex Office) qui permet de travailler n’importe où.
Ainsi, les «sans bureau fixe» promènent leur caddy (leurs affaires) à la recherche d’un espace où s’asseoir pendant que leurs managers cherchent à les retrouver. Mais tout se termine bien parce que l’homme étant d’un naturel casanier, il finira toujours par s’asseoir au même endroit ! Il est vrai qu’en perdant son bureau individuel, chacun perd un peu ses repères symboliques et traditionnels.
Aujourd’hui, de grands groupes (spécifiquement dans la Silicon Valley) vont plus loin pour que leurs salariés puissent aussi dormir sur place. Mais, sans coupures d’espace, le risque est que le bien-être se transforme en épuisement : tout faire ensemble peut avoir un effet sur la santé physique et mentale.
Dans cette ambiance de changement radical, le plus surprenant est qu’à la question : Etes-vous plutôt pour un espace de travail partagé ou plutôt pour un espace individuel ? 57% des actifs répondent qu’ils préfèrent bénéficier d’un poste de travail attribué, dans un bureau individuel fermé, plébiscitant massivement les modes d’organisation classiques !**
Porosité des espaces
Ces changements dans les nouvelles manières de travailler effacent petit à petit la ligne qui séparait espace privé et vie professionnelle. Le numérique a gommé la frontière entre travail et habitat puisque l’on peut passer sa vie au travail ou au contraire travailler à la maison. Si les nouvelles formes d’habitation, partagées ou participatives, facilitent la vie des jeunes qui ont la bougeotte, elles séduisent également les moins jeunes pour des raisons de finance ou d’isolement. De nouvelles formes d’habiter sont encore à inventer pour satisfaire le «trop d’espace» ou le «pas assez d’espace», mais une question demeure : pendant combien de temps le groupe est-il vraiment prêt à tout partager de façon radicale, dans une société réputée individualiste comme en France ?
Psychologie de l’espace
Le logement touche à l’intime : «Habiter», du latin habitare, dérive de habere qui signifie «avoir». L’habitat constitue un espace privilégié où l’individu «emménage» à la fois des éléments du passé et des projets d’avenir. Espace privé ou espace professionnel, l’humain n’est pas une masse uniforme mais un mélange de compétences et de capacités. Avant même d’habiter un lieu, l’individu a besoin d’imaginer ses potentialités et de se l’approprier. Le «prêt-à-vivre ensemble» et la cage dorée concoctée par certaines entreprises pourraient nuire à l’individualisme et au désir d’autonomie. On veut bien travailler tous ensemble mais en restant individuellement connecté.
Cette révolution dans les espaces génère souvent des «clones d’aménagement» qui minimisent la culture de chaque entreprise et la singularité de chacun. Logements ou bureaux, l’excès de formatage, de duplication, du «tout pareil» proposé aujourd’hui par les aménageurs ou les décorateurs, trouvent leurs limites. On ne peut pas toujours répondre par du «prêt-à-habiter», du «prêt-à-travailler» ou du «prêt-à-décorer». Il ne peut y avoir de réponse unique, standardisée. Il est important de sortir de l’effet de mode et de travailler sur la personnalité du lieu en fonction de ses occupants.
L’environnement influence les comportements et agit sur l’individu
On se comporte différemment selon que l’on entre dans un bistrot ou dans son lieu de travail. L’environnement n’est pas un simple décor composé de mobilier mais un espace d’interrelations entre une personne et son environnement. De la même manière que certains individus nous attirent et que d’autres nous agacent, nous nous sentons «zen» dans certains lieux alors que d’autres nous laissent indifférents ou peuvent nous mettre carrément mal à l’aise.
L’appropriation de l’espace est un vecteur d’équilibre psychologique et toute modification va rétroagir sur le comportement et l’état d’esprit. Ainsi, tout projet d’aménagement (ou de déménagement) doit prendre en compte, dès sa conception, les besoins, les ressentis et les attentes des utilisateurs.
L’image 3D minimise le stress du changement
Dans un projet d’aménagement, tant que la réalisation n’est pas terminée, l’inquiétude subsiste. Peu d’individus ont la capacité de se projeter dans leur espace futur. Tout changement renvoie à une angoisse naturelle, plus importante encore chez ceux qui ont peu changé (de travail, d’habitat). Un environnement connu est plus rassurant qu’un environnement à venir, même si celui-ci est supposé être meilleur. Déménager c’est perdre ses repères, c’est un mouvement déstructurant si on se réfère à l’expression «il déménage», sous-entendu «il déraisonne»…
La réponse à cette inquiétude est apportée par les images 3D et la vidéo 3D. Avant tout changement, ces images hyperréalistes, donnent une vision synthétique et spatiale du futur espace, donc rassurent. Les utilisateurs finaux de l’espace peuvent se projeter, s’approprier la réalisation future, voire même la modifier, sans perte ni de temps ni d’argent et sans déception à l’arrivée. Voir la réalité d’un lieu, avant sa transformation ou sa construction, limite le stress : on sait vers quoi on va, on peut en discuter en amont, c’est sécurisant. Il n’existe pas d’aménagement «idéal» qui conviendrait à tout le monde mais un travail préalable de réflexion concertée donne toujours le sentiment d’être pris en compte et d’être accompagné dans le changement.
Dominique Mattar
Architecture d’intérieur/ Psychologie du travail & Ergonomie
Cette tribune est parue en première publication sous le titre Espaces de travail, espaces de vie, ou espaces hybrides ? dans le N° 9 de la revue Investir en Europe (10/2018 – 09/2019)
*Lire également notre article Les ‘Millenials’, enfants gâtés de l’architecture des lieux de travail
* *Baromètre de l’Observatoire ACTINEO / enquête 2017 sur la qualité de vie au bureau.
– Cette enquête de l’Observatoire de la vie des Français au bureau montre que, parmi les facteurs les plus importants pour se sentir bien au travail, l’essentiel est d’abord l’ambiance avec les collègues. Mais, en deuxième position, ressort le «besoin d’avoir un espace personnel bien à soi, idéalement un bureau individuel avec une bonne connexion et du matériel informatique qui fonctionne bien».
– A la question : Quel est le pire cauchemar au bureau ?
La Palme d’or revient au voisin : pour 31% le voisin qui a des problèmes d’hygiène, pour 26% le voisin qui se plaint tout le temps et pour 14% (en progression) le voisin bruyant en général et au téléphone en particulier.
– D’autre part, une étude d’Alain d’Iribarne (Observatoire de la qualité de vie au bureau pour
ACTINEO) indique que ceux qui travaillent dans des bureaux individuels fermés sont significativement plus que la moyenne «très satisfaits», contrairement à ceux qui travaillent dans des bureaux collectifs fermés ou dans des espaces collectifs ouverts.