Avec ‘Des Années ‘70 aux Confins des Années 2020’, l’architecte Michel Kada’an Bourdeau revisite pour Chroniques comment l’architecture et la pratique des hommes et femmes de l’art ont évolué en quarante ans à peine. Dernière partie (IV/IV)* : Est-ce bien le rôle de l’architecte…
« La terre, elle ne ment pas », affirmaient les affiches nauséabondes imprimées en 1940 par le gouvernement du Maréchal Pétain. Depuis, il est délicat de se référer au local, au monde paysan et à toutes les formes de régionalisme. Jusqu’aux années 2000, être ancré dans la terre, se référer à la nature, c’était être antimoderne. Nous devions aimer la ville et son agitation, vénérer l’espace ouvert et sans frontière, adorer le multiculturalisme du village global. La communauté planétaire était une, unie et tournée vers un seul idéal, celui d’une économie fondée sur la croissance et le partage des richesses. Et effectivement les chiffres officiels confirment une forte diminution de la pauvreté tout au long du XXe siècle.
Les architectes, pour la plupart, cultivent ce credo et acceptent de décontextualiser leurs projets : l’architecture de style international prônée un siècle plus tôt par le mouvement moderne devient véritablement a-située, passe-partout et sans ancrage. Pourtant, depuis une vingtaine d’années, une fraction non négligeable des architectes européens commence à rompre avec la frénésie productiviste dominante. A leur manière, ils se tournent vers les différents mouvements écologistes qui pèsent de plus en plus dans les rapports de force politiques et électoraux.
D’abord nés dans les grandes villes, ces mouvements irriguent petit à petit les régions que l’on nommera désormais territoires. Le territoire, lui, ment-il ? Déglobaliser passerait par un retour au local. Ré-industrialiser aussi car nous n’allons pas tous redevenir agriculteurs ou apiculteurs. Il y a aussi une anti-modernité assumée chez les partisans du retour aux sources pures de la campagne.
Charles Péguy déjà, en 1908 dans sa Deuxième Elégie, attaquait violemment le monde moderne et accusait ses contemporains d’avoir délaissé le travail manuel de la pierre et du bois au profit du fer, une matière putain (…) qui ne résiste que pour la frime. Les défenseurs d’aujourd’hui du biosourcé, du produire local et des traçabilités courtes ne disent pas autre chose.
Une préoccupation supplémentaire s’est cependant greffée sur la critique ininterrompue de nos sociétés postindustrielles : la menace de destruction du monde vivant.
Défini à sa création en 1866 comme la science de l’habitat, le terme écologie a ensuite englobé l’étude des êtres vivants dans leur milieu, puis les rapports entre l’activité d’une espèce et son environnement. Être écologiste est ainsi devenu évident puisqu’il s’agirait de préserver toutes les espèces et, singulièrement, l’espèce humaine devenue sujet et objet, victime et prédatrice.
Pour autant, un architecte lucide et responsable est-il obligatoirement écologiste ? S’il veut être dans l’air du temps, à la mode : oui. Mais il lui faut, dans cette hypothèse, redéfinir son champ disciplinaire spécifique, même si celui-ci est de moins en moins autonome.
Dans son Essai sur l’Architecture de 1755, l’Abbé Laugier affirmait que la nature permet un parfait équilibre entre les désirs de l’homme et les ressources dont il dispose. Il peut construire sa cabane à partir de quelques branches abattues dans la forêt primitive.
Ses détracteurs de toujours eux prônent la construction d’un récit avec leurs goûts, leurs styles, des symboles et des formalismes cultivés. L’enjeu actuel de beaucoup de tentatives de renouer avec une architecture sobre et économe en énergie deviendra probablement une préoccupation majeure.
Pour qu’ils soient signifiants, les récits conçus et construits seront interprétés soit comme une régression rousseauiste, soit comme un dépassement de la condition humaine aujourd’hui cadenassée dans sa prison post-moderne.
Vittorio Gregotti pointait déjà (Le Territoire de l’Architecture – 1966) la nécessité de réviser le concept de nature comme valeur, tel qu’il s’est constitué dans la tradition de l’architecture moderne. Pour les architectes, l’objet des projets d’aujourd’hui est très certainement de redéfinir, avec les outils propres à l’histoire de leur discipline, ce concept de Nature.
Les confins sont l’extrême limite d’un territoire mais aussi la frontière qui le sépare du territoire qui le jouxte. La maladie à coronavirus nous a ôté le droit à l’espace illimité offert par la sphéricité de la Terre, démontrée déjà par Pythagore et Aristote, avant que Colomb ne l’expérimente dans son voyage de 1492. L’espace est désormais fini, ou plus exactement il le redevient, dans nos pensées et dans nos actes.
L’espace architectural et urbain occidental l’avait été durant pratiquement deux mille ans. Du hameau entouré de parcelles agricoles au bourg commerçant centré autour de son église et de son marché, l’espace dessiné par l’homme était très identifié et mesuré, à l’échelle de sa communauté.
La première révolution industrielle anglaise scarifiera les paysages avec des lignes de fer comme autant de chemins consacrés à la vitesse. Désormais, tous les confins possibles peuvent être atteints, et vite. Pendant deux siècles, les villes concentreront et déracineront les paysans devenus main-d’œuvre, mangée par les machines, les mines et les usines.
A l’échelle du monde, à partir des années ‘50, aucun continent n’échappera à l’urbanisation générale, encore plus violente en Afrique et en Chine où elle se fera à la vitesse incontrôlée de la mondialisation économique. Pour nous, les limites de l’Hexagone se sont d’abord déplacées jusqu’aux extrémités orientales de l’Europe, puis vers celles de l’Asie, pour ne plus avoir ni bornes ni frontières.
Ce nouvel espace géographique amorphe a projeté nombre d’architectes dans l’illusion d’un monde homogène, affranchi des usages matériels et culturels. Contre toute attente, l’entrée dans la décennie des années 2020 s’est heurtée à un phénomène aussi soudain que violent : un confinement sanitaire mondial causé par l’impéritie de la gouvernance chinoise. L’espace s’est soudainement rétréci et figé. Ce coup d’arrêt pourrait a priori favoriser le repli sur le local, tant en termes d’espace qu’en termes culturels. Le renversement serait alors régressif et générateur de nostalgies passéistes et oublieuses des territoires jusqu’alors explorés.
Bien souvent, parce qu’ils sont affranchis des discours politiques et sociologiques dominants, les poètes nous montrent les voies les plus ouvertes. Edouard Glissant a le premier remplacé mondialisation par mondialité. Il a aussi préféré parler de Tout-Monde plutôt que de Tout-Empire. Sa pensée, et ses mots comme rhizome, tourbillon et archipellisation, ouvrent des perspectives fortes pour fabriquer autre chose que le modèle du village global et de son nivellement par le bas.
Confrontés à l’effondrement de l’harmonie des deux mondes de formes dans lesquels ils travaillent (les formes créées dans la nature et les formes inventées par l’architecture), les architectes sont, comme ils ne devraient jamais l’oublier, des poètes agissants. Comme les poètes, ils sont à la fois solitaires et solidaires.
Evidemment, c’est l’un de leurs traits de caractère, les architectes sont mécontents du monde tel qu’il va, ils veulent le changer, à petite échelle ou par de grands projets. Certains d’entre eux estiment pouvoir changer la ville, changer la vie, et maintenant changer la planète, en abandonnant la sociologie pour l’écologie. Pourquoi pas… Renverser la table et mettre fin à l’anthropocène ? Se dépouiller, adopter une ascèse comme celle codifiée dans Vie et Règle de Saint-Benoît ? Parvenir à l’A-corporalité proposée comme chemin de vie par Saint-Augustin ?
Est-ce bien le rôle de l’architecte que de se donner en exemple, en citoyen modèle, pour mieux culpabiliser le corps social et y afficher toutes ses vertus ? Ses projets parlent pour lui, l’incarnent, se substituent à lui s’ils installent le silence et la lumière dans l’espace. Devant l’œuvre, devant ses œuvres, aussi petites soient-elles, on s’efface.
Il est aussi permis, dans le même temps, de murmurer que le Tout-monde, aujourd’hui questionné par les timides prémices de sa déglobalisation, se transformera en une myriade d’îles libérées des fracas inhérents à toute concentration urbaine. Qu’un nouvel âge d’or s’ouvrira. Que naîtra une architecture insoupçonnée. Une architecture de volumes libres, ouverts, lumineux et joyeux.
Michel Kada’an Bourdeau
Architecte
*Lire aussi :
– Le roman fictionnel d’un monde meilleur à venir (I/IV) ;
– Des lieux froids, voire glacés, comme autant d’igloos chics (II/IV) ;
– Nouveau millénaire, nouveaux prophètes et tangue le cœur des architectes (III/IV).