Avec ‘Des Années ‘70 aux Confins des Années 2020’, l’architecte Michel Kada’an Bourdeau revisite pour Chroniques comment l’architecture et la pratique des hommes et femmes de l’art ont évolué en quarante ans à peine. Première partie (I/IV) : le roman fictionnel.
Commencer des études d’architecture en 1976 est avoir vingt ans dans une période post-pompidolienne et post-gaullienne. Il y a déjà trente ans que la guerre est finie. Beaucoup a été fait : les reconstructions régionalistes à l’identique (Saint-Malo, La Rochelle) ; les projets rationalistes modernes (Le Havre, Marseille Vieux-Port) ; un bâtiment révolutionnaire (Unité d’Habitation de Marseille) ; les fantaisies (Nuages de Aillaud, Choux de Grandval…).
Pompidou aimait plus les machines roulantes que de Gaulle, amoureux lui des bateaux, des avions et des chars. Après le boulevard périphérique : les voies sur berges à Paris. Et des projets de tours d’habitation, beaucoup de tours : plus de 70 programmées pour Paris. Plus une radiale autoroutière pour desservir la Tour Montparnasse depuis la Porte d’Orléans.
Pour libérer du foncier, il a fallu détruire pas mal : les Pavillons Baltard, les anciens entrepôts de La Villette, les usines Citroën et le Vel’d’Hiv, l’ancienne Gare de la Bastille, la prison de La Roquette, nombre de bâtisses ouvrières insalubres des arrondissements faubouriens des onzième et treizième arrondissements.
En 1965 en Ile-de-France, puis autour de plusieurs grandes villes françaises en 1970, sont décidées la planification et la construction de villes nouvelles. Après avoir logé au chemin-de-grue, l’intention est de maintenant loger moins systématiquement, plus ‘urbainement’. C’est dans ces territoires d’expérimentations architecturales que nombre des enseignants des écoles d’architecture post-68 feront leurs premières armes durant la décennie 70.
L’arrivée au pouvoir de Giscard d’Estaing en 1974 amplifiera ce retour à la ville historique savamment entretenu par ceux-là même qui s’affichaient comme les héritiers de Mao et de tous les communismes mis en œuvre depuis 1917. C’était oublier un peu vite Melnikov et El Lissitsky.
Giscard veut une architecture à la française pour Paris et appelle Riccardo Bofill, co-auteur quelques années auparavant du génial projet pour Evry 1 conçu avec l’AUA en 1971.
Le vent a tourné à 180° et Bofill redessine le Trou des Halles. Mais la guerre entre les gaullistes et les centristes libéraux conduira Jacques Chirac à la mairie de Paris en 1977 : à lui le Trou, au Président les premiers grands projets (Gare d’Orsay, La Villette, l’IMA).
Chirac revendique un Trou où l’on sentira la frite populaire sous les parapluies de verre et d’acier de l’architecte Jean Willerval. Giscard veut du buis, des parterres fleuris et des façades monumentales. Le maire Chirac congédie Bofill qui se repliera à Saint-Quentin-en-Yvelines, à Marne-la-Vallée puis à Montpellier. Ces querelles entre néo-classiques et néo-ruraux ne stopperont pas cependant la construction de toute une série de projets singuliers dans les villes nouvelles.
Les deux termes qui reviennent constamment à la fin de cette décennie ‘70, dans les écoles d’architecture, dans les débats et dans les revues AMC et AA, étaient : ‘Formes Urbaines’, puis ‘Pièce Urbaine’. L’étudiant de cette époque qui entendait ces mots se posait inévitablement certaines questions : la forme architecturale est-elle transposable à l’échelle de la ville ? Une pièce urbaine se confond-elle avec la notion de “room” de Louis Kahn ? Est-ce un vide, une place à l’italienne comme celle de Sienne ou comme la Cour Carrée du Louvre ? Ces questionnements traverseront toute la décennie 70.
L’arrivée au pouvoir des trois principaux partis de gauche en 1981 marque tous les esprits, y compris ceux des architectes. Plusieurs décisions prises au plus haut niveau modifient la pratique du projet et l’exercice du métier : mise en œuvre de plusieurs grands projets inscrits dans le programme présidentiel de François Mitterrand, lois de décentralisation, ouverture de la commande publique aux jeunes qui s’affichent désormais ouvertement comme créateurs démiurgiques architectes, réglementation de la profession et de l’enseignement de l’architecture transférée au ministère de l’Équipement.
La désignation d’architectes étrangers pour plusieurs grands projets (Pei pour le Louvre, Spreckelsen pour la Grande Arche, Ott pour l’Opéra Bastille) est contrebalancée par celle de Chemetov pour le ministère des Finances et par le lancement en dix ans d’une quarantaine d’opérations culturelles dans toutes les régions françaises. Ces concours d’architecture irradient les architectes d’une nouvelle aura : adoubés par un roi républicain, nombre de professionnels s’investissent dans ces concours, y compris dans des petits projets aux budgets serrés.
Plusieurs types de programmes jusqu’alors considérés comme strictement fonctionnels et techniques entrent également dans le champ de la recherche architecturale : hôpitaux, prisons, collèges et lycées.
« L’Ecole Ciriani », telle qu’elle est qualifiée, voit un nombre important de ses anciens étudiants arriver sur le devant de la scène : lauréats du PAN (Programme Architecture Nouvelle), lauréats des Albums de la Jeune Architecture, jeunes lauréats de concours publics permettant d’accéder à la construction de projets jusque-là jugés théoriques ou trop abstraits.
Souvent, l’architecture de ces projets est blanche et semble être clonée à partir des fameuses villas blanches corbuséennes des années ‘20 et ‘30. Ce style néo-moderne trouve aussi son explication dans une réaction radicale face au post-modernisme venu d’outre-Atlantique fait de fausses pierres et de colonnes gréco-romaines en carton mou.
Progressivement cette écriture blanche et abstraite va dominer la commande publique, notamment pour les programmes scolaires et universitaires, les logements collectifs. Les programmes plus culturels et plus signifiants pour les pouvoirs institutionnels de l’Etat et des Régions seront eux bâtis avec des registres constructifs plus sophistiqués : acier, verre, câbles, résines, tôles et harnachements dérivés de machines high-tech.
Les architectes qui ont fait 68, ceux nés dans la décennie des années ‘40, sont bien préparés pour aborder les différentes strates du pouvoir qui décident de l’attribution des marchés publics : villes, départements, ministères, offices HLM, bureaux d’études, jurys. Les discours dominants des architectes ne sont plus techniques mais socio-politiques.
La parole autour d’un projet est parfois le roman fictionnel d’un monde meilleur à venir. Nombre d’architectes, y compris ceux nés dans les années ‘50, y croient et endossent l’habit des chevaliers des nouvelles croisades. Il convient d’être généreux, tout le temps, partout.
Donner plus avec moins. Offrir de grands et beaux espaces pour tous. Faire architecture de tout bois.
Beaucoup d’architectes défendent l’idée que l’architecture se doit d’exister partout. Le pays va se suréquiper dans tous les secteurs offerts au BTP : autoroutes, routes, TGV, gares, hôtels de région, hôtels de département, universités, lycées, collèges, écoles, musées, palais de justice, hôpitaux.
Parce qu’elle n’était pas véritablement fondée sur le projet de société initialement annoncé, cette décennie d’euphorie constructive artificielle ne durera pas.
(A suivre…)
Michel Kada’an Bourdeau
Architecte
*Des Années ‘70 aux Confins des Années 2020 :
– Le roman fictionnel d’un monde meilleur à venir (I/IV) ;
– Des lieux froids, voire glacés, comme autant d’igloos chics (II/IV) ;
– Nouveau millénaire, nouveaux prophètes et tangue le cœur des architectes (III/IV) ;
– Est-ce bien le rôle de l’architecte que de se donner en exemple ? (IV/IV).