Qu’est-il advenu des roses de Notre-Dame ? Déposées, jamais remontées et faisant les affaires des commissaires-priseurs ? Que dire des pâles copies de Viollet-le-Duc ? Interrogations…
En 2012 paraissait aux éditions La Nuée Bleue, dans la collection La Grâce d’une cathédrale, Notre-Dame de Paris, grand volume de 500 pages, œuvre collective richement illustrée où une quarantaine de spécialistes dans tous les domaines ont pu délivrer la somme de leur savoir sur l’un des monuments les plus célèbres au monde.
En guise d’introduction au chapitre « Les vitraux anciens » rédigé par Françoise Gatouillat, historienne du vitrail, p. 60 une photographie en pleine page représente un ange dont l’étrange beauté interpelle. La main qui l’a peint révèle à l’évidence un maître qui en quelques traits rapides a été capable de donner un caractère au visage, une épaisseur au vêtement, un réalisme aux maillons des chaînes de fer serrées fermement par les deux mains balançant l’encensoir.
Autant de détails qui, faute de la prodigieuse hauteur où ce petit médaillon de quarante centimètres de diamètre se trouvait placé dans l’un des écoinçons de la rose nord, ont été invisibles aux millions de visiteurs ayant foulé pendant des siècles le pavé du transept de Notre-Dame de Paris.
À la page suivante, en petit cette fois, un ange céroféraire répond au premier et une seule légende accompagne les deux photographies : Ange céroféraire – porteur de cierge –, qui faisait jadis pendant à l’ange thuriféraire de la page de gauche. Ces panneaux circulaires furent retirés de la rose septentrionale pendant les restaurations du XIXe siècle et déposés en 1905 au musée Ariana de Genève.
Renseignements pris, ces panneaux furent vendus en juin 1885 à Gustave Revilliod, collectionneur Genevois qui venait précisément d’inaugurer sur les bords du lac Léman le musée Ariana, son propre musée privé qu’il avait voulu ouvrir au public de son vivant.
Le 17 juin 2015, Sotheby’s, célèbre maison de vente aux enchères, dispersait à Paris deux autres médaillons d’anges provenant eux aussi des écoinçons de la rose nord comme le rapporte en ligne le catalogue n° PF1509, lot 153 : ce vitrail représentant un ange tenant l’encensoir, réalisé vers 1250-55 et formant paire avec l’Ange céroféraire du lot suivant [154], provient d’un écoinçon de la rosace du bras nord du transept de la cathédrale de Notre-Dame, à Paris, dédiée à la Glorification de la Vierge. Les vitraux ont été remplacés lors de la rénovation de la cathédrale sous Viollet-le-Duc vers 1862. Deux autres médaillons d’ange de la même rosace, formant pendant aux nôtres, sont conservés au musée d’Art et Histoire à Genève (cf. Grodecki, op.cit. Fig. 98).
C’est ainsi que ces derniers vitraux « retirés » et « déposés », « remplacés » et « conservés » – ou encore « ôtés » et « entrés », si l’on admet les termes employés sur le site du ministère de la Culture – sont aujourd’hui par la grâce d’un testament dans un musée municipal en Suisse. Et c’est ainsi que leurs pendants ont été vendus dans l’indifférence générale munis d’un certificat d’exportation délivré par le service du patrimoine.
D’aucuns pourraient trouver cela dommage, à l’heure où l’on débat du futur musée consacré à Notre-Dame de Paris qui, en matière de vitrail, n’aura pas autre chose à présenter que des grisailles du XIXe siècle commandées par l’architecte restaurateur Viollet-le-Duc.
Pour autant, là n’est pas le fond du problème. Les quatre médaillons d’anges originaux du XIIIe siècle de la rose nord dont il est question ici sont constitutifs d’une cathédrale qui appartient à l’État depuis la Révolution : ils sont donc imprescriptibles et inaliénables puisqu’ils sont le bien de tous. Sotheby’s et le ministère de la Culture le savent mieux que personne, mieux que ceux qui écarquillent les yeux à la lecture de ces lignes et qui se demandent comment de pareilles ventes ont pu avoir lieu au mépris de la loi.
Les euphémismes employés par les professionnels de l’art et le ministère de la Culture reflètent une gêne qui ne pourra leur être ôtée qu’une fois les faits clairement reconnus : le vol et le recel de vol. Vol en 1862 quand les vitraux sont descendus de leur emplacement original et non remontés à des fins pécuniaires. Recel de vol quand ils sont détenus ou revendus en connaissance de cause.
Un cinquième vitrail du XIIIe siècle représentant une Annonciation, provenant quant à lui de la rose sud de Notre-Dame de Paris dont l’architecture originale avait été modifiée par Viollet-le-Duc, est à l’heure actuelle au musée Mayer van den Bergh d’Anvers. Sur son site en ligne, le musée belge reconnaît le vol du vitrail au XIXe et ce faisant reconnaît implicitement qu’il en est aujourd’hui le receleur puisque le recel est une infraction continue.
Maintenant, si ces cinq vitraux originaux ont pu être volés et remplacés par des copies qui ont berné les archéologues jusqu’à la fin du XXe siècle, qu’en est-il des centaines d’autres panneaux qui composent les trois roses de la cathédrale, les seuls endroits réputés pour en conserver encore des anciens ? Le fait que ces trois gigantesques verrières soient restées en place, alors que l’intégralité des vitraux des fenêtres hautes était descendue pour restauration quelques jours seulement après l’incendie, avait de quoi intriguer.
L’explication en a été donnée à plusieurs reprises, notamment le 4 mars 2023 sur Arte dans le documentaire Notre-Dame de Paris, le chantier du siècle où le téléspectateur apprenait que la trop grande fragilité des vitraux n’avait pas permis leur dépose. Mais le 13 avril suivant, Mme Karine Boulanger, spécialiste du vitrail ancien et ingénieure de recherche, qui avait participé au documentaire d’Arte, déclarait sur le site de Sorbonne Université : « Nous avons examiné les roses du XIIIe siècle, in situ, en profitant des échafaudages pour analyser l’authenticité des vitraux. Cela permet de mieux comprendre comment les restaurations les ont transformés au cours des siècles. Ce travail se poursuivra en atelier, après la réouverture de la cathédrale, lors de futures campagnes de restauration qui permettront des analyses plus complètes quand les roses seront déposées ».
Outre la contradiction choquante, nous apprenons ici que les vitraux ont été authentifiés à l’œil nu alors que nous disposons de la technologie la plus avancée pour les analyser et les dater. Et pourquoi donc déposerait-on les roses après la réouverture de la cathédrale alors qu’elle est fermée depuis cinq ans pour restauration ? Ne pouvait-on le faire au moment du « chantier du siècle » alors que les trois roses sont les principaux ornements de Notre-Dame et font à elles seules sa renommée mondiale ?
Ces questions m’ont poussé à enquêter sur les vitraux anciens de la cathédrale. J’ai recueilli pour ce faire entre autres témoignages ceux des archéologues du XIXe siècle qui les ont étudiés avant leur restauration sous l’autorité de Viollet-le-Duc. C’est en confrontant leurs dessins aux photographies ultra-détaillées des vitraux en place aujourd’hui, en comparant l’analyse de ces passionnés avec celles des archéologues du XXe siècle, en prêtant attention aux dires des spécialistes contemporains – qui sont souvent en parfaite contradiction avec leurs prédécesseurs – que je me suis forgé la conviction que les derniers vitraux médiévaux qui restaient encore dans les roses de Notre-Dame de Paris au milieu du XIXe siècle ont été purement et simplement volés à cette époque lors de la grande restauration.
En livrant au public le fruit de quatre ans de travail, conscient que le discours peut lui sembler aride mais conforté dans l’idée que les images valent parfois mieux que des mots, je l’invite à observer de ses propres yeux ce qui lui a toujours été caché. Les amateurs comme les curieux auront certainement l’impression de s’adonner au jeu des erreurs en comparant les photographies actuelles et les gravures anciennes. Ils comprendront certainement d’eux-mêmes l’ampleur de l’escroquerie et ces non-dits qui la couvrent et qui permettent encore aujourd’hui des ventes illégales et préjudiciables au patrimoine mondial.
Philippe Machicote
*Lire également Notre-Dame de Paris ou la gloire de Maryvonne de Saint-Pulgent et de Gallimard
En savoir plus : l’association Lumière sur le patrimoine