Quand il y a de la triche, il n’y a pas de plaisir. Les cartes de la construction en bois en France sont-elles tronquées ? L’empreinte carbone, un truc de dingue ? Collision inopinée de planètes sur des trajectoires opposées.
Le 23 septembre 2022, sur le SIBCA – nouveau machin parisien de l’Immobilier Bas Carbone – Guillaume Poitrinal, entre autres fondateur de Woodeum et grand promoteur du bois biosourcé (dans sa communication), et Julien Denormandie, ancien ministre du logement (neveu d’un ancien président de l’Interprofessionnel du BoisEnergie) et présentement animateur de start-up (de la start-up nation à la Green tech ! NdA), étaient interviewés ensemble et à la bonne franquette par radio.fr, la radio du salon.
Le lendemain même, le 24 septembre, dans un cadre solennel, était diffusé en direct un colloque organisé par l’Académie des sciences et l’Académie des beaux-arts intitulé Science et architecture : l’urgence. Parmi les intervenants, le mathématicien Cédric Villani, lauréat en 2010 de la médaille Fields et ancien député LREM, et l’ingénieur et architecte allemand Werner Sobek, peut-être l’un les plus influents de notre époque.
Parlez d’une collision de planètes !
D’un côté le promoteur ambitieux et l’ancien politique en pantoufles qui se rêve une carrière à la Montebourg, de l’autre des cerveaux reconnus dans le monde entier mais volontiers iconoclastes : qui croire ?
Pour les premiers, dès le début de l’entretien radiophonique, chacun comprend d’emblée la complicité qui unit Poitrinal et Denormandie. « On se connaît depuis fort longtemps, Guillaume Poitrinal est un précurseur », explique l’ancien ministre. « [Julien Denormandie] a porté une réforme majeure, difficile à porter », relève le promoteur, aimable. « Grâce à la RE2020 et au label BBCA, les promoteurs peuvent calculer l’empreinte carbone de leurs bâtiments sur le cycle de vie : construction, exploitation, fin de vie. C’est ce qui permet de mesurer le réel impact sur le climat. Quand on y pense, c’est un truc de dingue ».
De cinglé même tant ces deux-là semblent se connaître tellement bien que c’est comme inviter Laurel et Hardy, des invités qui n’ont pas à craindre la contradiction.
La RE2020 justement ? « En tant que ministre, j’ai porté la RE2020 qui a introduit une analyse du cycle de vie, les matériaux biosourcés étant incorporés, afin de permettre au biosourcé d’être reconnu à sa juste valeur dans la construction », indique Denormandie, en reprenant au bond dans le même plat.
A partir de là c’est parti dans les idées reçues. « La France est très riche de ses forêts et donc de matériaux biosourcés », souligne doctement Poitrinal qui prend alors le temps d’expliquer la photosynthèse à ses auditeurs. « Il faut pour ces matériaux biosourcés l’usage le plus long possible. Le gros œuvre du bâtiment est ce qui dure le plus longtemps et ben voilà, on va faire de nos bâtiments des pièges à carbone », dit-il. CQFD. Des pièges à carbone, quelle riche idée, brevetée j’espère. Et ben voilà, ce n’est pas dur.
Enfin si un peu quand même. C’est là qu’intervient l’ex-ministre de Vulcain ex-Jupiter : « Face au climat, on va y arriver si le public, le privé, la société avancent de concert. J’ai quitté la politique pour rejoindre (le 5 septembre 2022. NdA) une start-up qui s’appelle SWEEP dont l’objectif est d’offrir aux entreprises le calcul de leur impact carbone. Être capable de dire : voilà, votre impact carbone, c’est celui-là, et pas que l’impact de l’entreprise, l’impact aussi de son produit jusqu’au bout de la chaîne de valeur ! », explique-t-il en découvreur de la ‘blockchain’. Le patron de Woodeum n’a lui pas l’air inquiet.
« C’est la révolution de la donnée », s’extasie encore le déjà ancien ministre, n’ayant pas peur des mots. « Pour les chefs d’entreprise, pour que ce soit pilotable et pour décider, il faut que ce soit mesurable et pour ça il faut de la donnée ! », assène-t-il, prosélyte. Les données du jet privé du patron, ou ses vacances aux Caraïbes trois fois l’an, elles comptent dans les données de l’empreinte carbone de Denormandie ? Il parle de l’entreprise et du produit, pas de l’usage et de l’humain, réduits à des données. Et la beauté d’un ouvrage, le bien-être qu’il procure, la joie d’y habiter avec ses voisins, cela se mesure comment ? Et la révolution des données, si c’est pour en faire un usage comme à l’APUR à Paris, il faut voir.***
« Dans quelques années, la comptabilité climatique sera aussi importante que la comptabilité financière, c’est une certitude », asserte enfin l’ancien ministre.
Se souvenir pourtant de la citation de Charles Bukowski : « Les problèmes du monde viennent que les imbéciles sont pleins de certitudes quand les gens intelligents sont pleins de doutes ».
De fait, puisqu’il est question de données, se souvenir encore que 80% des immeubles de 2050, date officielle de l’objectif de la neutralité carbone en France, sont déjà construits. Bref, à y réfléchir, l’immeuble bas carbone et bio sourcé, à l’échelle des enjeux, c’est apparemment ‘peanuts’ comme on dit dans le ‘consulting’.
De fait, le lendemain, les invités du colloque Science et architecture : l’urgence organisé par l’Académie des sciences et l’Académie des beaux-arts n’étaient pas là pour rigoler ou prendre leurs auditeurs pour des billes. Impossible de résumer ici un colloque de haute volée d’une durée de plus de neuf heures. Mais souvenez-vous, la collision des planètes.
Soudain, Cédric Villani donc. Après avoir mis en relief tous les enjeux du développement durable liés à la construction, dont celui du ciment, il constate qu’en effet, aujourd’hui, « nous savons construire un bâtiment bas carbone », ce qu’il considère comme un progrès. Hélas, il y a un mais : « le problème est que ces bâtiments actuellement représentent 1% du parc, lequel se renouvelle au rythme de 1% par an. S’il est question du dérèglement climatique, l’enjeu est négligeable », dit-il.
Quoi ?
Ce doit être le mathématicien qui parle.
Selon lui il y a deux axes sur lesquels intervenir : « sur le neuf, il ne faut plus artificialiser car nous savons qu’il est très difficile de remettre en état un terrain qui a été artificialisé, et il faut rénover le parc existant », dit-il. « Le plan est facile, la mise en œuvre est un cauchemar ». Difficile ici de le contredire.
« L’objectif en France est d’inscrire les choses dans la loi, quand c’est fait il n’y a plus rien sur l’exécution. Il faut huit ans entre le premier contact avec un élu et la mise en œuvre d’un projet, six ans pour poser des panneaux solaires… le mille-feuille est un calvaire, le sentiment d’urgence des élus est dramatique », poursuit-il. Les données, le mille-feuille il aime pourtant ça.
Le calcul de la fameuse empreinte carbone ? « Même les experts se disputent », note Cédric Villani. « La comptabilité est très compliquée par les effets de temps. Par exemple l’usage du bois. Si vous déforestez trop pour remplacer le béton, sur l’échelle de temps qu’il faut pour reconstituer une forêt et qu’elle agisse, quelques décennies au moins, le bilan carbone sera négatif », dit-il.
Mais la stratégie bas carbone du gouvernement ? « Le ministère, voyant que les chiffres ne collaient pas avec les objectifs a décidé de changer les indicateurs. Un nouvel indicateur, que l’on dit dynamique, change l’échelle de temps et rend un matériau avantageux. C’est de la triche, ça change la réalité des objectifs ».
Quoi ?
La RE2020, les bâtiments bois bas carbone, tout ça, de la triche ?
« L’équation humaine, en matière d’urbanisme, est phénoménale. Le rêve est utilisé pour détourner l’attention des vrais problèmes. La technologie, c’est facile, la chose vraiment difficile est la transformation humaine », conclut Cédric Villani.
De quoi faire vaciller des certitudes ?
Plus tard, même jour, même endroit, c’est au tour de l’ingénieur allemand Werner Sobek de s’exprimer. « Nous avons besoin du béton, un bon matériau, peu onéreux et solide, mais nous devons optimiser l’usage du ciment », dit-il. Il indique parvenir aujourd’hui à créer des parois en béton de 10 cm sur des structures alvéolaires permettant une économie de 50 à 60% du poids.
Interrogé à son tour sur l’usage du bois, il met en garde contre la « Wood World Wide Hype » (la mode mondiale du bois), rappelant que le bois vient de l’arbre qui vient de la forêt. Les gens le savent peu peut-être mais il explique que « 25% du réchauffement planétaire est dû en 25 ans non à l’augmentation des gaz à effet de serre mais à la déforestation ». « Quand le soleil rayonne sur une pierre, elle chauffe, quand le soleil rayonne sur un arbre, il ne devient pas chaud, au contraire, il rafraîchit [l’atmosphère]. Qui plus est, en coupant un arbre de 40 ans, on enlève de la forêt un million de feuilles, puis on replante un arbre de quelques centaines de feuilles. On supprime donc la capacité de stocker du CO² pour dix ou vingt ans », souligne Werner Sobek. C’est mathématique docteur ?
« Courir après la construction bois est illusoire, il nous faut au contraire planter plus de forêts », conclut l’ingénieur fort en calculs.
Reprenons.
D’un côté le promoteur et l’ancien politique en pantoufles, de l’autre des cerveaux reconnus dans le monde entier quoique iconoclastes à l’occasion : qui croire ?
Dit autrement : faut-il ou non cesser le cirque de la construction bois en France ?
Christophe Leray
En complément, lire l’article A Paris, il faut arrêter le cirque pseudo écolo de la construction bois !
*https://carbonezero-laradio.fr/podcast/guillaume-poitrinal-julien-denormandie/ **https://www.youtube.com/watch?app=desktop&v=BMhOFYgarSg
*** Lire notre article A l’Atelier parisien d’urbanisme (APUR), un travail profond tant il est creux