Avant de franchir de nouveau les portes du Grand Palais Ephémère dans le cadre de la 26ème édition de Paris Photo (du 9 au 12/11/2023), un petit tour s’impose au 51 rue de l’Université, Paris VIIe, afin de découvrir les dernières tendances du design moderne et contemporain. Pour finir, nous filerons vers le Beffroi de Montrouge où l’effroi attend le visiteur !
Quand le XVIIIe siècle accueille l’avant-garde du design
Après avoir parcouru les allées du Grand Palais Ephémère (1), nous prenons la direction d’un Hôtel particulier à l’histoire idiopathique, surtout du point de vue de ses différents propriétaires. Tout commence au début du XVIIIe siècle*, l’architecte Pierre Cailleteau, dit Lassurance, dessine les plans d’une grande demeure avec cour et jardin, acquise par le marquis de Maisons – Claude de Longueil ; vient le tour du marquis de Soyecourt qui demande à Pierre Mouret des modifications – les boiseries sculptées du grand salon viendraient de cette époque – ; au XIXe siècle, la controversée famille Pozzo di Borgo s’y installe et l’adapte pour y vivre. En 2010, Philippe Pozzo di Porgo (le riche du film « Intouchables », 2011) vend son bien, visiblement dans des circonstances étranges, au dirigeant récemment déchu Ali Bongo, tout au moins à l’Etat du Gabon**. Signalons un locataire, a priori, plus en phase avec l’affectation provisoire de la foire Design Miami, Karl Lagerfeld y résida au premier étage, sous le règne de Philippe !
Devant le grand portail du 51 rue de l’Université, dans un pur style du début XVIIIe siècle (celui du renouveau de la splendeur de Paris sous Louis XV), le néoclassicisme saute aux yeux ; il ne manquera pas de vous engloutir une fois rentré dans la bâtisse dont les pièces intérieures sont toutes recouvertes de dorures et de motifs complexes, Rococo diraient certains.
En France, les historiens spécialistes de l’époque appellent cela « le style Rocaille ». Comme son nom l’indique, il provient d’une certaine inspiration des coquillages. Les sculpteurs « rocailles » (ne pas confondre avec les Roccailleurs de Louis XIV qui ont sévi dans son jardin versaillais ou ceux des Buttes-Chaumont et leur fameuses constructions en ciment « faux-bois ») aimaient s’inspirer des coquillages pour décliner des arabesques le long des murs et marquer les contours des plafonds.
La salle de compagnie du rez-de-chaussée de l’Hôtel de Maisons en est un exemple des plus remarquables. Une question se pose : est-il possible d’exposer du design contemporain dans un environnement si chargé ? Comment faire lorsque vous êtes à des années lumières du bon vieux « white cube » minimaliste dont la fonction architecturale est justement d’éliminer celle-ci, afin de mettre en valeur uniquement l’œuvre exposée ?
Force est de constater que l’ensemble des galeries présentes dans les différentes pièces de l’hôtel ont fait preuve d’inventivité et d’efficacité face aux boiseries diverses et variées.
De Jean Royère à Marc Newson, en passant par Jean Prouvé
Dans la « salle de compagnie » du rez-de-chaussée, la galerie Kreo a choisi la solution de poser, simplement, un tapis qui délimite la surface d’exposition des objets design à la vente ; cet aplat blanc contraste remarquablement avec l’ambiance générale. Un choix judicieux entre design vintage (fauteuils de Franco Albini, dessinés en 1966), détournement d’un matériau noble en table basse ronde Pop (« Hymy Round Coffee table-Multicolored » par Jaime Hayon, 2018), et la dernière recherche du singulier Marc Newson : « Quobus 1,3,6 », une bibliothèque « monochromatique » avec, comme un écho à la dorure du salon, des vis de fixation en laiton. Cette étagère en acier émaillé aux dimensions artistiques indéniables est en édition limitée de huit pièces ; reste que, lors de son exposition, aucun livre n’occupait les cases, dommage !
En face, une des galeries des plus importantes sur la place parisienne expose à la vente le « Bureau de la Présidence n°201 » (1953) de Jean Prouvé, avec à ses côtés, une de ses tables, la « S.A.M. N°506 » (1952-53). Cette association de meubles peut facilement donner des idées aux dirigeants gabonais pour meubler l’Hôtel de Maisons, destiné soi-disant aux « officiels du pays » (sic).
Dans le salon – espace le plus volumineux de la demeure -, la galerie Jacques Lacoste a eu le bon goût de regrouper une suite de « Boule et Ours Polaire » (1958) du reconnu designer français Jean Royère (1902-1981). Un canapé, une paire de fauteuils et une paire de poufs en frêne et velours mohair rouge entourent une table basse ronde « Ruban », avec des pieds en métal et un plateau en travertin (1950).
Cet ensemble organique contraste avec celui exposé par la galerie new-yorkaise Salon 94 design : un jouissif mélange argenté du non moins organique et synthétique Max Lamb. Le designer britannique se distingue par sa volonté d’hybrider conception traditionnelle et technique numérique ; osons le nommer taxidermiste du design.
Un petit tour dans le jardin permet de pratiquer avec délectation la « maison démontable 6×6 » (1944) conçue et construite par Jean Prouvé. Sollicité par l’Etat à la fin de la guerre, le ferronnier nancéen fait construire des pavillons de 36 m², puis 54 m², avec son système à portique axial entouré de bois et recouvert de carton bitumé. Cette architecture de secours cristallise la pensée de cet architecte-designer autodidacte qui était dans l’économie de moyen pour un maximum d’effets plastiques. Peu importe l’échelle, assisse ou bâtisse, même protocole.
Entre chiens et loups, ce petit espace domestique devient inquiétant et rappelle d’autres maisons étranges vues dans un court-métrage projeté en octobre, lors du 67ème Salon de Montrouge.
Le Salon de Montrouge et son beffroi
Le Salon se déploie dans la grande salle du rez-de-chaussée du Beffroi de Montrouge. Sous forme d’exposition collective, il regroupe une quarantaine d’artistes de tout âge, de différents horizons, et sélectionnés par un comité composé majoritairement de commissaires d’exposition.
Avec son Beffroi, la ville de Montrouge possède un éclatant bâtiment de style Art déco. Entre tradition et modernité, cette architecture saillante fut dessinée par un élève de Victor Laloux, Henri Decaux (l’auteur de l’aérogare du Bourget). La tour du complexe culmine à 43 mètres de haut et il faut faut franchir 193 marches pour accéder à une terrasse à 360°. Lorsque vous regardez du haut de l’escalier, la vue en plongée donne l’impression d’être dans la scène du « Vertigo » d’Hitchcock (1958), celle où Scottie est pris de vertiges.
Le plus angoissant ne vient pas de ce beffroi mais bien d’une œuvre vidéographique exposée en plein cœur du Salon, dans un « black cube », par l’artiste Nelson Bourrec Carter.
Pour Nelson Bourrec Carter, la maison brûle
Entre Paris et Los Angeles, ce jeune franco-afro-américain travaille les relations entre images fixes et images mobiles. Dans son film de dix minutes, intitulé « It’s Coming From Inside The House » (2022) ***, il montre une suite de maisons suburbaines ou rurales étasuniennes capturées dans une quarantaine de classiques (« Beetlejuice », « It Follows », « Scream », « Amityville », « The Last House on the Left », etc.) du genre film d’horreur.
Une typologie se dégage avec une façade souvent symétrique avec une toiture à deux pentes, une tour ronde ou orthogonale se détache de celle-ci, une entrée marquée par une avancée avec petit fronton, et souvent un porche-terrasse qui occupe toute la largeur de l’élévation sur rue, voir le pourtour de l’habitation. La maison est majoritairement en bois, exceptée la cheminée en brique ou pierre. L’ardoise ou le Shingle recouvrent la plupart des couvertures.
Dans les films de genre, le recours aux cris d’effroi n’est pas une obligation pour accentuer l’angoisse, les mouvements de caméra peuvent suffire ; tout au moins peuvent-ils les annoncer ! Soit du ciel vers la façade, soit en zoom avant ou arrière très lent à la Stanley Kubrick, soit un travelling longeant la demeure comme si elle était observée depuis une voiture au ralenti, etc., tous ces mouvements, souvent jumelés à un découpage nerveux ou extrêmement lent, nous prennent et ne nous lâchent jamais, l’emprise est à son comble.
Nelson l’a bien compris et l’applique à merveille dans sa vidéo. Son montage nous agrippe et nous oblige à écouter avec attention la voix-off qui n’est autre que la sienne désincarnée comme venue d’outre-tombe.
Que nous dit-elle ?
Elle parle d’une entité qui nous survivra, telle un champignon, à l’image de celui zombifiant l’humanité dans la série « The Last of Us » (2023, d’après le jeu vidéo éponyme).
Christophe Le Gac
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(1) Lire aussi : Paris : automne 2023 – Dans quelles architectures les foires d’art sont-elles exposées ? (1ère partie)
* Pour en savoir davantage sur les nombreux hôtels particuliers construits à Paris au moment où la spéculation immobilière battait la mesure à hauteur de celle d’aujourd’hui : Michel Gallet, « Les architectes parisiens du XVIIIe siècle », Paris, Éditions Mengès, 1995
** https://www.leparisien.fr/paris-75/le-president-gabonais-se-paie-l-hotel-de-la-jet-set-31-05-2010-943602.php ; https://www.gabonreview.com/pozzo-di-borgo-lelephant-blanc-du-gabon-a-paris/
*** Si vous souhaitez regarder le film, demander directement à l’artiste : http://www.nelsonbcarter.com/