Dans la restructuration d’un patrimoine ‘historique’, auquel tient l’édile maître d’ouvrage, quels éléments sont nécessaires à l’architecte pour affirmer la contemporanéité de l’ouvrage ? Parmi eux, le « numérique » indistinct fait-il à lui seul acte de modernité ?
Le 10 février 2021, Alain Moatti (Moatti&Rivière) faisait visiter à la presse sa réhabilitation et restructuration de l’ancien couvent et orphelinat des Franciscaines*, à Deauville (Calvados), devenu un lieu de culture qui rassemble sur un site unique un musée, une médiathèque et une salle de spectacles.
Edifié à partir de 1875, le bâtiment des Franciscaines est l’un des plus anciens de la ville. S’il n’est ni inscrit ni classé, dans un village vacances comme Deauville, il fait cependant figure de patrimoine imprescriptible. D’ailleurs le projet de Moatti&Rivière a séduit le maître d’ouvrage car « il respectait la mémoire des lieux ».
De fait, au-delà des arguties des exégètes, Alain Moatti a livré un projet conforme à ce qui est attendu dans le cadre d’une telle réhabilitation, apparemment adaptée à ses fonctions diverses : dans son nouveau jus, le bâtiment semble prêt à affronter les prochains cinquante ans.
Si l’histoire impose le fond – difficile ici de repousser les murs – le présent doit s’exprimer dans la réappropriation de cette histoire. L’architecte ne souhaitait pas par exemple garder les vitraux de l’ancienne chapelle. « Nous connaissons les éléments symboliques du religieux, il était donc important d’apporter ici des éléments contemporains qui remplacent la symbolique religieuse, trouver des figures reconnaissables par les visiteurs », dit-il.
Les vitraux, restaurés, sont restés mais un immense lustre, le grand nuage, inspiré par le ciel et les nuages de Normandie, illumine le cloître désormais couvert. « Je cherche à ramener des figures contemporaines reconnaissables et uniques. On peut trouver de la symbolique contemporaine au travers d’une couche d’imaginaire et c’est ce qui va créer un lieu. On obtient de nouvelles figures extraites de l’identité du lieu qui prolongent l’histoire sans pour autant être historiques. On a envie de rester dans un lieu quand on reconnaît les choses », poursuit Alain Moatti.
D’où sa volonté d’inscrire dans sa réhabilitation d’un édifice historique ces « figures contemporaines ». En témoigne encore le nouveau « haut portail » (15 m de haut) indiquant l’entrée. De fait, sans ce dernier, puisque les vitraux ont été conservés, le passant distrait serait bien en peine de savoir que le bâtiment a été entièrement transformé en équipement public et qu’il ne s’agit pas seulement d’une rénovation de la façade du couvent.
Un lustre, un portail… Ces objets sont-ils suffisants en gage de modernité ?
Ou la modernité est-elle par exemple dans la nouvelle organisation de cet équipement qui regroupe des fonctions diverses et habituellement séparées ? Est-elle dans le fait que le lieu est ouvert au public, traversant même, la cafétéria – d’ailleurs constituée en son centre d’une longue tablée originale – accessible à quiconque ?
L’idée de faire entrer les gens dans les musées, de leur offrir une « expérience usager » devenue rituelle, est certes tout à fait dans l’air de ce qui se fait aujourd’hui. Elle propose néanmoins une approche de l’accès à la culture qui remet en cause ne serait-ce que la conception convenue de l’accueil, devenu moins un poste de contrôle qu’un pôle de renseignement. Est-ce pour autant un symbole de modernité ?
Il semble qu’en ce domaine, l’élément central de la prise de position d’Alain Moatti aux Franciscaines soit La Grande galerie qui propose, sur toute sa hauteur, « une promenade numérique ». « Notre ambition est que chaque visiteur soit physiquement et émotionnellement un acteur de cette grande galerie », indique Alain Moatti. « Les ordinateurs ne sont pas une fin mais ici un moyen d’échapper à ces lieux culturels institutionnels où la transmission n’existe que dans un seul sens, c’est-à-dire de l’institution vers le visiteur. Aux Franciscaines le visiteur peut non seulement choisir ce qu’il veut voir mais, de plus, il peut transmettre par les histoires qu’il fabrique sa vision de Deauville, ses émotions, etc. C’est cela qu’il peut ou non vouloir diffuser dans la Grande Galerie », précise-t-il.
Le numérique, ultime symbole de modernité de notre époque ?
Une série d’apparatus ressemblant chacun à une table de mixage permettra aux visiteurs de « puiser dans le fonds des œuvres pour s’inventer sa propre histoire », dont les images seront diffusées sur les larges écrans de la Grande galerie des Franciscaines. Puisque le dispositif n’était pas encore en fonctionnement lors de la visite, impossible de préjuger de son efficacité ou de son attrait mais, sur le fond, est-ce ainsi que le visiteur moderne devient un acteur moderne ?
Ne nous méprenons pas, la réhabilitation de Moatti&Rivière est conforme aux règles de l’art mais le « numérique » serait-il ici le seul aspect finalement reconnaissable de la modernité ? Un pari risqué.
En effet, en vingt ans à peine, la disquette a été remplacée par le CD qui a lui-même disparu avec l’arrivée d’internet, l’ordinateur lui-même peu à peu ringardisé par le téléphone portable. C’est cet aspect – le numérique en tant que symbole de modernité face aux vieilles pierres – qui interpelle. Pourquoi en l’occurrence mettre en place des systèmes numériques physiquement imposants qui semblent compliqués à manœuvrer et vont à l’encontre de l’agilité avec laquelle en 2021 les gens utilisent leur smartphone ? Une manipulation numérique presque invisible plutôt que démonstrative aurait-elle été plus appropriée ?
Qui plus est, dans un monde désormais saturé d’images toutes plus confectionnées les unes que les autres, un tel lieu à la rencontre de la peinture, de la littérature et de l’art vivant, ne pourrait-il pas au contraire être un refuge loin de l’artifice ? Une grande galerie moins bavarde sinon muette ne serait-elle pas un prélude bienvenu au silence du musée et des salles de lectures, un lieu de culture où les téléphones et l’internet frivoles seraient interdits, comme en Conseil des ministres ? Et, puisque le lieu est accessible gratuitement, ne pourrait-on l’imaginer comme une respiration sensuelle à l’écart du brouhaha de la ville et de ses réseaux envahissants ?
Alain Moatti pose une question recevable quant à la nécessité d’importer dans la réhabilitation d’un bâtiment patrimonial des éléments contemporains identifiables. Mais, au-delà de son seul projet, que le « numérique », énoncé de façon plus ou moins imprécise, soit un élément de modernité reste à démontrer. Un élément contemporain, certes, mais moderne ? La machine à laver a été pour des milliards de femmes du monde entier un élément essentiel de la modernité, une libération. La capacité imbécile de programmer son lave-linge à distance est aujourd’hui le symbole d’un nouvel asservissement.
Christophe Leray
* Découvrir plus avant Les Franciscaines (dossier de presse)