Comment enrichir un lieu ou ne pas corrompre ce qu’il offre déjà ? Comment penser un espace intelligent qui ne réponde pas qu’à des besoins ? Françoise Raynaud conçoit ses bâtiments avec grandeur d’âme. Rencontre.
Chroniques – Depuis 2005, avec votre agence Loci Anima, vous travaillez et développez la notion d’«animisme postindustriel», qu’entendez-vous par là ?
Françoise Raynaud – Je m’appuie sur le raisonnement que l’énergie est dans toute la matière. Ce sont les sociétés primitives qui ont énoncé que l’âme des objets pouvait s’apparenter à ce que l’on appelle l’énergie, et c’est une réalité. Dans chaque morceau, dans chaque élément de nature, végétal, animal, minéral, il y a cette énergie. C’est plus une énigme que je pose qu’une philosophie. Il fallait mettre des mots sur quelque chose que les sociétés primitives avaient ressenti, sur ce qui nous relie à la nature, à toutes les formes de nature, que ce soit le monde végétal, animal et humain.
C’est un peu prétentieux, mais je n’ai pas réussi à trouver autre chose que cet «animisme postindustriel». C’est une approche très personnelle. Dans mes projets, j’essaie de canaliser cette relation intime avec la nature. Bien que je gère une agence, que je dirige des collaborateurs, que je fédère des idées, ma vision personnelle est difficile à réguler car c’est quelque chose que je ressens très profondément quand je vois un arbre, des insectes. J’ai un respect philosophique pour la nature qui nous entoure et j’ai essayé de trouver un terme qui puisse être compréhensible par tout le monde.
Appartenir à une nature que l’on ne comprend pas toujours, qui nous dépasse, crée une vision un peu différente dans la façon dont j’aborde les projets. Je ne sais pas dans quelle mesure je peux transgresser notre vision sociétale, qui est hégémoniste sur la nature. C’est en permanence un travail d’intégration de données, tout en essayant de faire en sorte que mes idées de respect et d’appartenance puissent y trouver leur compte. Ce n’est pas facile, c’est un grand écart. Je ne peux pas m’extraire de ce monde dans lequel je vis. Je dois faire au mieux. C’est ce à quoi je m’emploie au quotidien.
Je me dis qu’il y a dans le développement durable, et dans cette prise de conscience, une énergie. Les gens deviennent de plus en plus calés sur ces sujets-là, sur le fait que la nature n’est pas inépuisable, qu’il faut faire attention aux ressources. Nous sommes beaucoup plus érudits sur ces sujets qu’il y a dix ans. Avant j’étais un peu toute seule dans mon coin avec ces histoires d’animisme qui n’intéressaient pas grand-monde. Notre société n’est pas certainement pas le seul modèle. Il faudrait peut-être en inventer un autre. L’animisme postindustriel pourrait être une voie, mais sans prétention aucune.
Quand on travaille sur des milieux urbains, très denses, consommateur d’énergie, cela ressemble à un combat de chaque instant ?
A chaque projet, effectivement, je me pose la question suivante: cet objet doit exister, comment faire pour qu’il existe le mieux possible en harmonie avec ce que je pense ? Quelle est la stratégie du projet qu’il faut développer pour être le plus en relation amicale avec ce qui préexiste ?
L’homme fait partie de la nature, d’un même univers. Prendre soin des hommes est aussi une vraie volonté. Je n’oppose donc pas la nature et les hommes. Bien que, de temps de temps, quand les hommes font des choses que je ne supporte pas, je suis très en colère contre eux. Je considère qu’ils sont suicidaires, mais je ne les oppose pas.
Quand on me dit que des gens vont venir habiter à Issy-les-Moulineaux, je trouve extraordinaire de pouvoir les accueillir, les loger, les mettre dans un immeuble qui va leur permettre de tirer le meilleur parti de cette localisation et de faire en sorte que cet immeuble puisse effectivement monter le plus haut possible, dans les contraintes données, pour avoir la plus petite empreinte possible. L’une des premières ressources à préserver, c’est le sol. Mon travail est de faire en sorte que l’accueil de ces nouveaux habitants se fasse dans les meilleures conditions possibles, pour eux, mais aussi pour la ville qui va les accueillir et pour ce morceau de paysage qui a souffert.
Faire des tours n’est pas l’unique façon de préserver le sol, bien évidemment, il faut avant tout construire dans certaines conditions de cohérence par rapport au site. Nous sommes toujours en résilience, en train de tenir compte de ce qui s’est passé, et nous essayons de faire en sorte d’améliorer, de réparer. Il faut bien construire mais il faut le faire correctement, le faire avec beaucoup de respect et d’humilité et là, on en est loin. Je souhaite que les gens prennent conscience que les animaux, les arbres ne sont pas des choses.
On aurait pu vous imaginer biologiste, botaniste ou vétérinaire… Pourquoi architecte ?
J’avais six ans, je disais que je voulais être architecte. Il n’y avait pas d’alternative. J’ai toujours eu cet intérêt pour la construction. Il y avait cette volonté d’imaginer des choses. Je suis de Carcassonne, j’ai été très tôt fascinée par Viollet-le-Duc.
Et c’est vrai que dans le jardin de mon enfance j’étais toujours la «dingue» qui portait assistance aux insectes. J’étais complètement fascinée par, les animaux. J’ai très tôt eu ce lien très fort à la nature. Mais bizarrement, je n’ai jamais voulu être vétérinaire. Les animaux construisent des choses fascinantes, les toiles d’araignées, les nids, les coquilles. Viollet-Le-Duc avait cet intérêt aussi. C’était ma vision, que je n’ai jamais remise en question. C’est peut-être bizarre. Aujourd’hui, c’est vrai, les jeunes générations se posent beaucoup plus de questions.
Ce rapport à la nature est complété dans votre découverte de l’Asie ?
Après mes études, Je suis allée en Australie car il y avait un architecte un peu fou, que je trouvais très atypique, qui travaillait avec les aborigènes, Glenn Murcutt. Je pensais que j’allais travailler avec Glenn Murcutt, mais non, il travaille seul. Alors, j’ai rebondi. Avec Jean Nouvel, j’ai fait d’autres découvertes.
J’ai beaucoup voyagé en Asie où, dans le shintoïsme et dans le feng shui, j’ai découvert d’autres manières d’aborder la nature. Tout d’un coup, on me parlait de pierres vivantes. C’était à la fois incongru et follement existant. Ces sociétés-là m’ont amené à réfléchir, sur une autre façon de construire. Il y a tellement d’intelligence dans le feng shui, dans l’approche topographique, géographique, sur l’implantation d’un bâtiment, la manière d’utiliser toutes les orientations. C’était un vrai bonheur pour moi.
Il y a ce grand écart entre la folie industrielle et des approches très proches de la nature. Au Japon, lors de l’inauguration de la tour Dentsu, s’est tenue la cérémonie de la réconciliation avec la Terre, la mère nourricière. Dans ces sociétés, il y a toujours un retour à des choses très pragmatiques, très proches de la nature, et cette cohabitation entre les deux extrêmes. C’est assez incroyable. Je vous parle de quelque chose que je mets en avant, alors que pour d’autres, ce sont des cérémonies ridicules. Personnellement, je les trouve magnifiques. Ce sont des moments de communion, tellement pas habituels chez nous.
Votre dernier projet, L’usine des 5 sens, semble la synthèse de tout cela ?
C’est une belle rencontre. Ce projet des 5 sens, c’est une synthèse, une prise de conscience des différents états de la matière et de la perception que l’on peut en avoir mais aussi des émotions, des sensations que cela peut générer.
Nous avons travaillé avec des habitants, qui avaient une autre perception que la nôtre mais, issus du monde du parfum, ils ont été sensibles à cette approche. Ils sont venus nous voir avec cette usine des 5 sens alors que nous-mêmes travaillons sur ces relations synesthésiques (qui associent plusieurs sens. nde). C’est la rencontre de deux univers qui se sont rapprochés autour de cette perception, autour de l’eau. C’est une synthèse de l’ensemble des projets. On se reconnecte au quartier, au fleuve, à la nature. On conserve l’existant sans y toucher.
Ce que je trouve formidable dans l’usine des 5 sens est notre intervention minimaliste. J’ai beaucoup milité pour que l’on valorise le lieu, sans le détruire, ni construire, juste lui redonner une vie, très différente et surtout de faire en sorte que tout le monde puisse en bénéficier. C’est une opportunité d’être très frugale. C’est aussi un projet basé sur un modèle d’économie circulaire. La prouesse est d’y proposer une programmation alternative qui n’est pas de la rentabilité pure. Le tout est maintenant de parvenir à le faire sortir de terre.
Propos recueillis par Julie Roland
* La synesthésie (du grec syn, « avec » (union), et aesthesis, « sensation ») est un phénomène neurologique non pathologique par lequel deux ou plusieurs sens sont associés (de manière durable). Wiki.