« En articulant la géométrie de l’histoire et des hommes, et l’aléa géographique, nous faisons surgir d’un lieu sa singularité, son identité. Rien d’autre mais obstinément. Quand l’architecture s’internationalise, le sol et le territoire restent uniques, porteurs de l’histoire et de l’identité de la ville ». Christine Dalnoky. Chronique du Mékong.
Saisir un bâtiment c’est capter son accroche au site, déchiffrer sa relation au sol et au paysage. Le rapport à la terre, au paysage, à l’horizon, aux lignes de flottaisons, aux silhouettes est indissociable de l’assemblage d’un bâtiment.
Ancrer un bâtiment c’est le faire vibrer avec le sol.
Interpréter la géographie, c’est tenter de comprendre un peu d’histoire ; celle des hommes et de la fondation de leurs villes, l’organisation des flux de personnes et de marchandises, l’emprise des chemins, des ponts et des routes.
Ensuite, interpréter l’histoire comprise par la géographie c’est alors lire les usages d’aujourd’hui et l’organisation des cités et des campagnes, le pourquoi de l’emplacement des places, du dessin des remparts, c’est expliquer les ruines.
Pour finir, comprendre ces usages qui découlent de l’histoire, c’est donner du sens à tout projet d’architecture, c’est le relier à son environnement et le faire fonctionner.
La géométrie, c’est la trace de l’homme sur le paysage, l’organisation rationnelle des plans, la logique défensive des citadelles, le saisissement des perspectives des jardins à Vaux-le-Vicomte, le ‘skyline’ de New York, les motifs arabes des façades de l’Alhambra, l’implacable trame urbaine de San Francisco, le dessin précis des ‘drop off’ des aéroports, la composition symétrique des temples, pagodes, églises, mosquées partout dans le monde. La géométrie est une science rationnelle du visible de l’espace, la géométrie quantifie, c’est pour cela qu’elle se comprend facilement.
Depuis toujours, que ce soit en architecture ou en urbanisme, je me suis intéressé à la manière dont interagissent nature et construit. « Comment les articulations entre les usages, les fonctionnalités et les matières sont maîtrisées par le tracé et l’assemblage, entre géométrie et géographie ».
Comment intensifier les infiltrations de géographie et de nature en ville au travers d’une géométrie planifiée, d’une grille organisée.
Comment l’architecture et le paysage fusionnent.
Comment la nature est savamment mise en scène par une géométrie organisée.
Ceci au travers des seuils, socles, belvédères.
À Hanoï ville millénaire vietnamienne, la présence des lacs révèle l’ancienne empreinte sinueuse du fleuve rouge. Les bords de ces lacs sont devenus avec le temps les principaux espaces publics de la ville, ce sont les seuls lieux où l’horizon est perceptible. Ces résurgences géographiques dans la ville créent des ruptures, des altérations de la grille urbaine. Ils sont l’émergence d’espaces variées, identitaires de la ville, des espaces en belvédère sur l’eau, uniques.
À ces endroits, la géographie sinueuse s’infiltre dans la ville quadrillée, on ne peut jamais contrôler la trace implacable du cheminement de l’eau…
Cette interdépendance entre géographie et géométrie élabore des intentions, des récits.
Lorsque la géométrie angulaire de l’architecture et la géographie souple et sinueuse de la nature s’assemblent, cette rencontre donne naissance à une émotion ; une marge poétique.
La dissonance entre « géométrie et géographie », construit une histoire :
La géographie ondulante de la nature révèle par contraste la géographie humaine et vice versa.
Ce récit est celui de l’organisation spatiale humaine, plutôt dure, face à une nature souple et aléatoire.
C’est la rencontre de la terre et de l’eau, la juxtaposition des montagnes et des deltas. Ces fractales aux contours infinis viennent tous buter sur l’angle droit dessiné par l’homme.
Au Vietnam cette rencontre est peu apaisée et parfois violente…
L’empreinte dessinée au sol des villes s’étend, la nature s’artificialise aux périphéries mouvantes des villes, les sols perméables et riches de la terre s’évaporent, les rivières et la géographie s’effacent… La nature en ville laisse doucement place à la ville sèche.
Dans les campagnes, le paysage s’appauvrit de même ; l’agriculture intensive perfusée aux engrais et sous plastique remplace l’agriculture des sillons.
C’est le combat du dur contre le souple, du minéral contre le végétal, de la simplicité face à la complexité, de l’assèchement contre l’ombrage.
L’actuelle explosion des villes vietnamiennes et de leurs périphéries fait émerger des projets aux espaces et aux situations différentes et excitantes.
L’essentiel est alors de sauvegarder la géographie, garder de la nature ce qui peut l’être, le bras de rivière qui se canalise, le lac qui se rétrécit, la colline qui s’effrite.
C’est un combat de tous les jours, un combat militant pour conserver les traces de nature qui s’engloutissent sous le grignotement incessant des villes.
Les Vietnamiens n’aiment pas les moustiques, on les comprend, donc le pays s’assèche inexorablement ! Nous n’avons pas fait mieux en France avec l’assèchement des marais au XVIIe siècle !
Toute installation humaine modifie irréversiblement un site.
Les paysages qui nous entourent sont ciselés par l’homme.
Au Vietnam, les sols violentés par les guerres, les forêts disparues brûlées au napalm, les coupes massives et incontrôlées de bois à destination de la Chine, les bassins d’élevages de crevettes étanchés au plastique portent partout la trace humaine de réduction des écosystèmes. L’exode des campagnes vers les villes et l’urbanisation transforme le pays trop vite.
La place de Thu Thiem à Saïgon (Projet 2008 de DE-SO / Dalnoky) illustre ce rapport puissant entre une géographie souple de la rivière Saïgon et les tracés géométriques précis du centre-ville. Des structures de belvédères, des socles en terre cuite mettent en évidence les bassins d’eau sinueux, résurgence d’une géographie souple qui organise un parc ombragé au sol perméable, le projet une infiltration de natures et d’ombres en ville.
La spécificité de son concept de « place – parc », la dimension exceptionnelle du lieu et les panoramas nouveaux et multiples sur la ville en transformation, le rapport unique à la rivière et à la nature en plein centre-ville actif, le confort et la fraîcheur, la qualité des dessertes, composent un lieu attractif.
L’évocation des savoir-faire, de la culture et des paysages locaux dans la constitution du lieu le rendra immédiatement familier aux Vietnamiens et évocateur pour les visiteurs.
Les fonctions et les usages proposés amplifieront sa fréquentation pour en faire le lieu incontournable du centre-ville pour tous.
Comprendre le dialogue géométrie-géographie à Saïgon, c’est deviner l’histoire de la ville, organiser dans sa tête d’architecte la meilleure manière de s’implanter au cœur de la grande mégalopole du sud Vietnam, la perle de l’Extrême-Orient.
Lire la géographie, c’est saisir ce qui relie l’homme à la nature.
La relation complice d’un bâtiment sur un territoire, c’est la qualité du dialogue entre l’artifice et le naturel (certains le qualifient du Genius Loci.)
Dans le Feng Shui et la géomancie, il y a des termes particuliers pour comprendre la force du vent, la présence de l’humidité, décrypter les silhouettes des montagnes.
En Asie, on s’installe dans un paysage, on s’adosse à une montagne, on regarde un paysage depuis des points de vue bien choisis, liés à la topographie existante du paysage ; celle-ci par respect de l’existant forme une beauté particulière unique.
C’est le site qui guide le lieu, et non l’inverse.
La pensée européenne et la pensée asiatique liant le cosmos (bouddhisme, taoïsme, confucianisme) différencient la lecture au monde et à l’espace : la première façonne le site et le modèle, alors que pour la seconde, c’est le site et la géographie qui influencent le projet.
Les jardins exigeants de Lenôtre du XVIIe siècle illustrent brillamment la domination de l’homme sur la nature : les plans symétriques de composition des bassins, les nivellements, les plateaux et les plateformes s’enchaînent rigoureusement dans une scénographie où lignes de ciel et de sol combinent des horizons décalés et multiples.
Les subtiles terrasses, les parcours au dénivelé précis révèlent un paysage façonné, construit et imprimé.
À la même époque, les citadelles de Vauban instaurent un même rapport de sur-pouvoir sur la nature, la citadelle domine la nature et le paysage. C’est toute la force d’un savoir-faire, une maîtrise parfaite du tracé de la géométrie incrustée sur le paysage.
Versailles et ses jardins impressionnent les foules d’Asiatiques saisis par la violence et la beauté figée de la composition.
En Corée du Sud, le temple de Wolji construit en l’an 600 exacerbe le contraste saisissant et respectueux entre la nature et le construit. Le temple et ses pavillons dialoguent subtilement avec l’étang de Anapi.
Géométrie avec géographie s’opposent dans une lecture apaisée, parfaite.
Le tombeau de Minh Mang à Hué au Vietnam évoque ce rapport subtil entre géographie et géométrie. L’axe principal du mausolée, symétrique, est alternativement affecté, perturbé sur ses flancs par une géographie sinueuse formée de lacs.
Géométrie et géographie s’assemblent finement, s’entrelacent pour donner du sens.
Celui qui construit est au cœur du dialogue entre bâtiment et environnement, et c’est au Vietnam l’art de la géomancie. La géomancie organise dans le territoire villes et habitats, oriente temples et bâtiments. Elle explique une histoire facilement transmissible.
Les Vietnamiens à l’histoire récente mouvementée ont perdu une part de transmission de leur propre culture et ils ont aujourd’hui un besoin permanent de justifier tout projet et tout le temps (la géomancie et le Feng Shui ont un succès incroyable et justifient tout !).
L’histoire narrée au projet est essentielle, obligatoire pour accéder à la commande.
Alors, l’architecte Français, que peut-il faire dans ce contexte, quelles sont ses propres marges de manœuvre ?
C’est un « narrateur-arpenteur », mesurant en permanence les espaces et les lignes.
Il y installe maisons, bâtiments, bouts de villes aux horizons et aux fragments de paysages.
Il parcourt inlassablement les sites et leur géographie, Il a l’œil rivé sur Google Earth pour ancrer au mieux ses constructions et les combiner avec l’épaisseur des sols.
Il écoute patiemment les histoires de Feng Shui.
S’installer habilement dans un territoire tropical au passé communiste n’est pas une mince affaire, on ne défie pas facilement le dragon de la terre…
Olivier Souquet
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