
A l’école d’Architecture, il y avait un cours qui s’appelait «poétique de l’espace». Il était assuré par Georges Henri Pingusson (un vieux dinosaure du mouvement moderne ayant survécu à bien des guerres pour s’échouer tristement dans une école d’architecture). Etudiant je me demandais comment il était possible que l’espace soit générateur de poésie, et je ne comprenais rien à ce cours. Gouvion St Cyr ? Chronique de François Scali.
Il m’a fallu bien du temps et des projets pour comprendre comment l’espace pouvait, au même titre qu’une langue, produire de la poésie.
Comme exemple de poésie spatiale, G.H. Pigusson citait volontiers Piranèse pour ses vues dramatico-lyriques d’espaces souterrains.

A l’occasion de cette dernière chronique avant la pause estivale, je souhaite rendre un dernier hommage, au titre de la «poésie spatiale», au tunnel de la porte Champerret, (déjà évoqué brièvement dans ces lignes, confusément lié à des torrents de souvenirs d’enfance, quand la 403 noire familiale crissait sur ses pavés, passage obligé de toutes les routes des vacances).
Du coup l’émotion liée à ce tunnel, d’origine nostalgique, m’inspire encore aujourd’hui, pour en chercher le secret et être, pour moi, ce que fut à Proust une haie d’aubépine ou la nef de l’église de Combray.
Ce monument, sans aucun doute à inscrire bien vite au palmarès du classement banalytique de l’architecture (Michel Guet et Yves Hélias), inchangé depuis près de cent ans, témoin des Tractions Avant et des premières Deux Chevaux, emportera bientôt, dans la fureur des engins de démolition, le secret de l’équation mystérieuse de son harmonie.

En effet, le tunnel Gouvion St Cyr sera comblé bientôt pour l’aménagement du tramway T 3, condamné à mort par le STIF.
Un désespoir m’étreint, une douleur me submerge, nous ne pourrons bientôt plus l’emprunter. Cette liaison si pittoresque entre les boulevards Gouvion Saint Cyr et Berthier va bientôt disparaître définitivement du paysage parisien.

Le mystère de ce tunnel est lié à une alchimie particulière, faite de lumière triste et jaune, de proportions étonnantes et d’un mélange de céramiques et de pavés. Il naît de la composition de ces éléments une sorte d’harmonie très évocatrice de sa fonction de tunnel.
C’est là le point important de ce dernier hommage à un monument du siècle précédent qui va sombrer dans l’oubli de la modernité urbaine : peut-on rêver plus adéquat comme ensemble urbain puisqu’il présente ce niveau parfait d’équilibre entre les sensations qu’il inspire et sa fonction triviale ?

Mais, s’interroge-t-on enfin quant à la relation entre la fonction et la poétique, que deviendrait une telle ambiance si le tunnel était transformé au lieu d’être comblé ?
Afin d’orienter les interrogations légitimes au sujet des réhabilitations de tunnels, si le sort eut été différent pour le tunnel Champerret et qu’il ait eu le bonheur d’une transformation ‘trendy’ comme la connaîtront ses cousins de la voie sur berge, Tuileries et Etoile (bien glauques aussi), que serait devenu ce délicieux équilibre spatial et fonctionnel ? A contrario, que verra-on de la nature des tunnels, lorsque Louis Vuitton et consort s’en seront emparés afin d’exploitation ‘surfashionnisée’ dans le cadre de Réinventer Paris 2 ?
Réinventer Paris est un médium permettant les mutations entre un état de désuétude spatiale et une gloire urbaine pour une trentaine de sites délaissés.
La désuétude est une qualité des objets urbains où se conjuguent le temps et l’usage, où la patine de l’un rejoint l’amour qu’inspire l’autre.

Si pour un site ayant eu précédemment une fonction, tombée «en désuétude», on change la fonction, les transformations induites par celle-ci, auxquelles s’ajouteront la cosmétique de la mode, ainsi que les inévitables gadgets environnementaux (hqe-citoyens, agro-durables, eco-responsables, bio-équitables, cindyniques et résilients comme il se doit), comment s’effectueront les repères sémantiques nécessaires à la compréhension de cet objet dans la ville (aurait demandé Roland Barthes) ?
Quand on aura tout réinventé à Paris, des stations de métro en déshérence aux vieux postes à essence du Périphérique, comment se gérera alors la lecture de la ville, afin d’éviter, comme disait Proust, «…que celle-ci ne devienne qu’un cadre conventionnel, comme l’est à la fiction d’un roman le wagon sur la banquette duquel le voyageur le lit pour tuer le temps…» ?
Pour le tunnel Champerret, hélas aucun avenir radieux dans la dramaturgie urbaine développée au titre de la mutation. A peine se souviendra-on de son nom, dont l’origine est réellement celle des champs de Monsieur Jean-Jacques Perret que racheta un jour un certain Monsieur Nicolas Eugène Levallois afin d’y édifier une ville pour y loger les cochers des immeubles sur les nouveaux boulevards créés par Monsieur Haussmann.
C’est à la même époque que furent imaginés les boulevards extérieurs ou boulevards des maréchaux. D’ailleurs, pourquoi les a-t-on nommés à partir de la collection de ganaches galonnées qui commirent les pires pillages et atrocités du XIXe siècle au nom de la constitution de l’Europe autour de l’Empire ! Quelle horreur !… A quand les boulevards Goering ou Goebbels ?

Les «Maréchaux», sont une voie de quarante mètres de large, édifiée à partir de 1860, le long de l’ancienne route militaire qui longeait l’enceinte de Thiers, et c’est sans doute le sens aigu de la patrie et des exactions commises en son nom qui fit choisir à ce bon vieux baron Haussmann, dans l’iconographie napoléonienne, les noms des héros du boulevard circulaire.
Par contre, on a oublié le nom des ingénieurs qui créèrent le merveilleux tunnel où vont mes vœux pour que sa postérité soit conservée à travers cette chronique.
Quoiqu’il en sera, et grâce aux émotions poétiques qu’il créa, le nom de Gouvion St Cyr restera pour les Parisiens plus attaché au tunnel qu’aux faits d’armes…
François Scali