Au ministère de la Culture, les fonctionnaires ont le sens de la méthode et de l’efficacité. De fait, en 2020, remplacer comme au bonneteau – c’est-à-dire sans appel d’offres – le projet d’une agence d’architecture (LAN), lauréate d’un concours public, par une autre (François Chatillon) est désormais possible, sinon légal ! Explications.
C’est une bagarre à 500 M€ entre hauts fonctionnaires sûrs d’eux-mêmes. Dans un coin l’OPPIC, l’opérateur public du patrimoine et des projets immobiliers du ministère de la Culture ; dans le coin opposé, la RMN-GP, réunion des musées nationaux et du Grand Palais, autre établissement public placé sous la tutelle du ministère de la… Culture. Dit autrement, les combattants ressortent de la même écurie.
Tout commence en 2011 sous la présidence de Jean-Paul Cluzel (président jusqu’en janvier 2016) avec un simple programme de restauration et d’aménagement du Grand Palais, la RMN-GP élaborant un schéma directeur dont les principes sont validés le 1er octobre 2012 par la Commission nationale des Monuments historiques.
Une double maîtrise d’œuvre, « associant une restauration patrimoniale à une écriture architecturale répondant avec simplicité et élégance aux besoins d’aménagement d’un espace public de son époque », est choisie en janvier 2014 à l’issue d’un concours international : François Chatillon est l’architecte en chef des monuments historiques et l’agence LAN (Umberto Napolitano et Benoît Jallon) est retenue comme maître d’œuvre chargé de l’aménagement. Unanimité du jury, il n’y a apparemment pas photo ! « Ecriture architecturale répondant avec simplicité et élégance ! »
Mais bon, ce n’est pas LAN qui a fait le programme. Dès le début, l’objectif du projet, sinon de passer de 3 à 4 millions de visiteurs par an, est mal défini – après tout, le Grand Palais n’est pas un musée mais un parapluie abritant des espaces d’expositions et de congrès. Heureusement l’optique des Jeux Olympiques de 2024 et de la foire universelle, alors prévue en 2025 à Paris, viennent opportunément souligner l’urgence des travaux. Dit autrement, au fil de son ambition, Jean-Paul Cluzel finit par inventer un projet colossal que personne n’avait demandé. En avait-il de la liberté de manœuvre cet homme-là avec son projet à 436 M€…
Le fait est qu’à son départ en 2016, Sylvie Hubac, présidente pendant deux ans de la RMN-GP, poursuit le projet sans difficulté apparente ; au contraire, les choses avancent. Tout change en janvier 2019 avec l’arrivée du nouveau président – Chris Dercon, installé là par Emmanuel Macron – qui semble moins convaincu. Ne pas sous-estimer ici l’influence de Patrice Januel, directeur du projet de restauration depuis le début, celui-là même qui a mené la construction de la Philharmonie de Paris qui, comme chacun sait, ne fut pas du tout acrimonieuse.
De fait, le 18 août 2020, Le Canard enchaîné révèle que, dès la mi-mars, Matignon a mis son véto au projet, pourtant arrivé au stade du DCE (document de consultation des entreprises), et que le 31 juillet, Roselyne Bachelot, nouvelle ministre de la culture a décidé d’éjecter le projet de LAN au profit d’un plan B opportunément proposé par… François Chatillon. Plan B ??? En guise d’innovation, voilà un projet qui, entre 2011 et 2020, est revenu à son point de départ, sans même un premier coup de pioche. Une sorte de performance sans doute !
Pas exactement au point de départ cependant puisque, en attendant, des millions ont déjà été dépensés en études technique. Sans compter tout ce qui est déjà dû à l’AMO, au bureau d’études, au bureau de contrôle et les 5% des sommes restant légalement dues en dédommagement de l’agence LAN. Bref, un tour de manège à plusieurs dizaines de millions d’euros le ticket mais qui dure une décade. Ce sont justement ces frais déjà engagés qui ont conduit la ministre à privilégier la solution du plan B proposé par la RMN-GP et François Châtillon. A quoi ça tient la culture… Voilà pourquoi le monde entier nous envie notre administration.
La faute des architectes de LAN peut-être ? A l’horizon 2023, cette rénovation d’ensemble devait augmenter les espaces d’exposition et créer une grande rue intérieure sur laquelle donneraient des salles et des commerces. Auraient-ils par exemple dessiné une image plus chère que ce qui pouvait être construit dans un budget de 436 M€ (budget du concours) ? Peu probable puisque le projet en janvier 2020 était chiffré à 466 M€, donc dans le taux de tolérance des marchés publics. Au stade du DCE, c’est-à-dire également que, à l’issue des études, les architectes avaient l’imprimatur des trois maîtres d’ouvrage (Universcience, le troisième, regarde passer les balles) pour lancer les appels d’offres. Si les architectes étaient à l’ouest, la maîtrise d’ouvrage avait donc largement le temps de s’en apercevoir. Et à lire le pedigree de l’armée mexicaine en charge, ce n’est pas comme si LAN avait affaire à des enfants de chœur.
Un mot sur ce budget d’ailleurs puisque Le Canard enchaîné évoque une folie des grandeurs. Le prix semble certes élevé au profane mais il couvre nombre de travaux qui auraient été de toute façon nécessaires pour la sauvegarde d’un ouvrage emblématique de Paris construit en 1900 et n’ayant jamais été rénové depuis. Le budget se décompose comme suit : 135M€ HT pour les travaux de LAN, 255 M€ HT au titre de l’aménagement du Grand Palais, 44 M€ HT pour la réalisation d’une nouvelle muséographie pour le Palais de la Découverte (conduite sous la maîtrise d’ouvrage d’Universcience) et encore 30M€ correspondant au coût de l’emprunt pendant les travaux et contribution au déficit d’exploitation lié à la fermeture totale du Grand Palais pendant deux ans.
Considérer encore qu’il s’agit d’un bâtiment de 70 000 m² avec 42 000 m² de toitures et ce budget est cohérent avec le projet proposé au concours (nonobstant, comme s’en inquiète Le Canard, les dépassements futurs qui, au vu des bisbilles actuelles entre les diverses maîtrises d’ouvrage et de leur efficacité respective, ne manqueront pas d’être imputés aux architectes).
Bref, les choses avançaient, jusqu’au véto de Matignon et la décision de privilégier un plan B proposé gentiment par François Chatillon.
Un plan B qui serait par ailleurs mal adapté – moins bien adapté en tout cas que le projet de LAN. « Il s’agit d’un programme moins fonctionnel car politique, au même prix que la Philharmonie mais sans la musique », ironise un membre dépité de la maîtrise d’ouvrage. Le plan B, en guise d’économies, préserve certes des structures des années 70 que LAN souhaitait enlever et voit disparaître la rue intérieure. Exit également le parcours de visite patrimoniale sur les toits du Grand Palais.
Fonctionnaire mutique
Finalement, c’est bien d’une histoire de fonctionnaires qu’il s’agit. Sollicité par Chroniques, François Chatillon a fait répondre que, « agissant ici en qualité de fonctionnaire de l’Etat, il est soumis à ce titre à un devoir de réserve, seuls le ministère de la Culture et la RMN étant habilités à prendre la parole pour l’instant ».
Un fonctionnaire du ministère de la Culture « lauréat » d’un marché public du ministère de la Culture, a-t-on jamais vu une chose pareille ? Bonjour le conflit d’intérêt avec un architecte à la fois juge et partie ! Une réponse qui suscite donc encore plus d’interrogations autour de ce projet.
Pourtant, les questions restées elles sans réponse étaient simples : Qui est à l’initiative du Plan B ? Quand ont débuté les études à l’agence ? A quel moment l’agence LAN a-t-elle eu connaissance de ce plan B ? Quel était le montant des travaux de maîtrise d’oeuvre pour l’agence Chatillon pour les travaux de restauration dans le projet LAN ? Quel est le montant prévu pour l’agence Chatillon dans le Plan B ? A combien se montent les économies réalisées par le Plan B en regard du budget qui avait été accepté au stade DCE ?
Il faut croire que ces informations ne sont pas publiques !
En tout état de cause, c’est bien la première fois qu’un architecte en chef des monuments historiques, depuis 2004 en l’occurrence, s’appuie sur son statut de fonctionnaire pour refuser de parler de son projet. François Chatillon était plus disert pour expliquer au Monde en 2018 les ressorts de son travail. « Le problème est l’apparente proximité des architectes avec le patrimoine récent. Les constructions d’il y a trente ans semblent simples au niveau conceptuel, mais elles sont très complexes dans le détail. La proximité historique laisse croire aux architectes qu’ils peuvent facilement intervenir, c’est faux. Il y a cette fausse idée que tout le monde peut maîtriser ce patrimoine », expliquait-il alors. Compris les architectes qui n’y comprennent rien ? Alors confier le Grand Palais à LAN…
Comment expliquer la décision de Matignon à la mi-mars 2020 de remettre en cause le projet ? Tous des nuls les Premier ministres précédents ? Edouard Philippe aurait-il pris peur à la lecture du rapport (non rendu public à notre connaissance) commandé à Jean-Pierre Weiss, « X-Ponts spécialisé dans la chasse aux dérives budgétaires » selon Le Canard ? Pourtant, jusqu’au DCE, le projet était dans les clous. Mystère de la fonction publique sans doute…
A moins bien sûr que dès la mi-mars, l’ancien Premier ministre ait entrevu la catastrophe à venir liée à la pandémie et n’avait pas le cœur de défendre un projet à 500 M€ alors que la morsure du Covid-19 se faisait déjà sentir. Il ne surprendra personne qu’en de telles circonstances – on l’a vu plus tard – la culture ne soit pas la priorité du gouvernement. N’empêche, en regard des milliards tombés du ciel depuis, la poursuite de ce projet n’aurait pas fait tâche. Pour une fois que le patrimoine – et quel patrimoine – était rendu vivant ! Et quand la poussière sera retombée, que coûtera donc ce nouveau projet considérant qu’il faut dès aujourd’hui tout reprendre à zéro ? Sans compter que question calendrier, ça va être coton…
Résultat de la manœuvre, pour les cent prochaines années du Grand Palais, les Français risquent donc de se retrouver avec un projet de raccroc – une addition d’interventions plutôt qu’un projet cohérent – réalisé par des fonctionnaires mutiques. Comme symbole de modernité à l’ère Macron, il fallait oser !
Surtout que, sur le fond, la question de l’utilisation de ces 400M€, qui feront un demi-milliard à la fin – le prix d’un grand hôpital – mérite d’être posée. C’est vrai quoi, avec 100M€ disons, il y avait la place pour un beau projet de rénovation et de mise aux normes répondant aux besoins exprimés de mutualisation des espaces d’accueil et autres services entre les trois maîtres d’ouvrage. Le Grand Palais certainement aurait été prêt pour les Jeux Olympiques de Paris 2024 : zéro polémique et restaient 300 millions. Pour la culture en banlieue par exemple ?
Enfin, plus grave et plus inquiétant, une dernière question demeure. Les hommes et femmes de l’art connaissent la loi, à défaut de l’éthique nécessaire à l’exercice de leur métier. Alors comment expliquer qu’un projet public, issu d’un concours international, lauréat à l’unanimité du jury, financé – puisqu’ ayant reçu l’imprimatur du maître d’ouvrage au stade DCE – et plutôt bien conduit considérant les circonstances, puisse être remplacé par le plan B d’un autre architecte n’ayant pas été soumis à appel d’offres ?
Une nouvelle consultation ne serait donc plus obligatoire ? Apparemment non. Dernier détail avant de virer LAN, il faut pouvoir légalement justifier de cette décision. Bah, ce n’est pas difficile, quand on veut tuer son chien, on dit qu’il a la rage.
La méthode est-elle un autre symbole de modernité de l’ère Macron ?
Christophe Leray