
« Grenoble est la ville des très belles choses que tout le monde déteste« , dit-on. Elle est aussi pavée de montagnes, dit un autre. Les architectes Isabel Hérault et Yves Arnod l’ont pavée de bonnes réalisations. Si bien d’ailleurs qu’il leur a fallu couper le cordon. Rencontre.
« Nous sommes deux autonomistes têtus« , expliquent Isabel Hérault et Yves Arnod. Traduire « tous les deux des gosses d’émigrés« . Basque et Française pour elle, Italien et Français pour lui. « Chez nous, ça finit toujours en banquet d’Astérix ; j’aime bien faire la cuisine« , dit-elle. « Nous ne sommes pas des gens commerçants mais recevoir, on sait faire« , dit-il. Pourtant, ces Girondins de cœur et d’esprit ont du, cette année, rendre en partie les armes aux Jacobins. Après avoir fait carrière à Grenoble (Isère), ils sont descendus de la montagne pour ouvrir « agence« , à défaut d’un meilleur mot, dans un quartier populaire du XIe arrondissement, à Paris, tout en conservant l’agence de Grenoble qui les a vus naître.
Ils ont aménagé cette antenne parisienne dans un ancien atelier, vaste, haut de plafond, tout en longueur, qu’il a fallu nettoyer de fond en comble. Nettoyer, en y faisant briller l’âme du lieu, et non relooker en loft bobo ou artsy, ce qui en dit suffisamment sur leur état d’esprit. D’ailleurs l’escalier qui y mène, sombre à souhait, découragerait tout visiteur impromptu. Et puis, depuis juillet (nous sommes début novembre lors de la rencontre), les meubles ne sont toujours pas arrivés, ce qui n’empêche pas la table sur tréteaux de remplir parfaitement sa fonction de table d’hôte. Certes, il est vrai qu’Isabel finissait par trouver agaçantes les expressions du genre « c’est bien ce que vous faîtes et en plus vous êtes en province…« . « Quand on n’est pas à Paris, on est des ploucs« , dit-elle. « C’est une réalité française, c’est un peu pénible, dans un sens ou dans l’autre« , explique Yves. Euphémisme sans doute car si Isabel est expansive, Yves est d’une étonnante économie dans les mots. Quant aux enfants – un garçon une fille de 8 et 10 ans – ils sont à Grenoble, aussi leurs parents sont-ils rarement ensemble à Paris. « Ce n’est pas une stratégie« , dit-il. « Nous ne sommes pas une machine de guerre« , dit-elle. Alors quoi ?

Ils étaient fatigués sans doute de porter les sacs dans les deux sens Province-Paris et retour depuis que la capitale a pris bonne note de leur travail en province. Non sans cliché justement. En effet, pour la première fois cette année, ils faisaient partie de la sélection pour l’Equerre d’argent. Mais c’est un gymnase/théâtre dans les Hautes-Alpes, à la station des Deux-Alpes, qui fut sélectionné. Vu de Panam, façade en bois sur fond de pente enneigée est exotique à souhait. Il s’agit il est vrai d’un détournement intéressant de l’archétype du chalet quand on sait que la demande du maître d’ouvrage était, « sans aucune ambiguïté« , celle d’un « registre traditionnel« . Faire de l’architecture contemporaine pour le bonheur d’un maître d’ouvrage qui la souhaitait kitch, et mettre tout le monde d’accord, voilà qui n’est pas banal. Construire dans un même lieu, un gymnase et une salle de théâtre, l’est encore moins. Sauf peut-être pour qui apprend à connaître ces adeptes de la mixité des rôles, des fonctions et des usages. Mais justement, à ce titre, d’autres réalisations auraient, plus que ce gymnase, mérité nomination.
Ils se sont rencontrés il y a près de 20 ans, lui jeune professeur, elle étudiante dilettante. Lui a fait école de la rigueur, intellectuelle et technique (père ingénieur des arts et métiers et ENSAI de Strasbourg), elle a fait école de danse et se voyait dans « un travail de création« . « On sentait qu’on s’entendait bien sur l’architecture« , offre-t-elle en guise d’explication. « A priori ce n’est pas ça puisqu’on ne le savait pas« , reprend-il. L’histoire est partagée mais pas figée dans le marbre. Pour l’anecdote, c’est un concours international, à Tokyo, qui a révélé leur vocation désormais commune. Mais, s’ils maîtrisent si bien leurs sujets aujourd’hui, c’est surtout (peut-être) parce qu’ils maîtrisent parfaitement les ressorts de leur union mixte, sentimentale et professionnelle. C’est d’ailleurs le nom de l’une de leurs réalisations ‘immeuble mixte à Grenoble’.

Les couples d’architectes, et plus largement de créateurs (ou créatifs, biffer la mention inutile), s’ils sont nombreux, sont rarement équilibrés. Ici c’est l’inverse, au sens qu’ils utilisent les schémas normés de leurs interlocuteurs pour parvenir à leurs fins. « L’homme au boulot, la femme qui fait tapisserie, nous en jouons à l’occasion ; quand un homme ne veut pas parler béton avec moi, j’envoie Yves« , dit Isabel. « Une espèce de concurrence, ce pourrait être délicat mais non, les problèmes d’ego sont réglés« , dit Yves.
Ils admettent volontiers que ce ne fut pas évident « au départ« . « Une culture commune se fabrique« , assure Isabel. « On peut rater un projet parce que les forces s’annulent« , assure Yves. Comme ils admettent volontiers s’être « plantés au début » dans la gestion de l’agence, dans le recrutement, etc. « Nous n’avions pas compris comment ça marchait« , disent-ils. Là où Isabelle, enseignante à son tour (à l’Ecole spéciale d’architecture), est plus tournée vers l’extérieur, Yves, au plus près du suivi quotidien des projets, garde une distance amusée et ironique. « Toutes les décisions majeures sont prises ensemble mais il n’y a pas de systématisme dans l’écriture ; nous restons l’un et l’autre sans dieu ni maître« . Le caractère plus que le genre fait le larron en somme. Une construction patiente. « Il y a un rapport au temps infernal dans ce métier. Nous nous voyons vieillir. J’ai eu beaucoup de mal avec cela. L’architecture est une école de ténacité. Mais dans le monde d’aujourd’hui, qui est celui de l’urgence permanente, nous nous apercevons que c’est finalement quelque chose de pas mal« , raconte Yves. Isabel acquiesce. D’autant plus qu’ils ont pris soin de conserver intacte leur capacité de réflexion, en dépit du confort acquis. « Si nous l’avions voulu, nous aurions construit 40 gymnases ou patinoires« , rappellent-ils.

Ils ont de fait construit un vrai morceau de ville avec la patinoire de Grenoble, et c’est un gymnase qu’a retenu l’Equerre d’argent. D’où l’urgence peut-être de sortir du cocon dans lequel, en regard de ces réalisations, d’aucun les confinait d’autant plus joyeusement que l’ambition de leurs autres projets demande une lecture plus fine ; ce que le manque d’acuité visuelle des Jacobins interdit par essence. Ainsi, ce n’est pas parce que l’ ‘immeuble mixte’, ‘le musée-parc archéologique’, ‘l’immeuble à vélos’, ‘le bâtiment de gestion multimodale’, ‘la maison des étudiants et cité Galilée’, entre autres, sont situés à quelques kilomètres les uns des autres, que doit leur être accolée une étiquette provinciale. Si chacun appréciera à sa juste valeur la communication de l’agence – rarement projets aussi ambitieux auront-ils portés des titres avec aussi peu d’emphase – chaque projet s’appuie sur une véritable réflexion. Les questions posées – Qu’est-ce qu’un logement social ? Qu’est-ce qu’une ville ? Qu’est-ce qu’un musée ? – s’inscrivent résolument au cœur des problématiques actuelles. Et, souvent, les réponses des architectes vont au-delà de la volonté même du maître d’ouvrage. Une plus-value d’architectes citoyens ? Peut-être. Courageux ? Sans doute.
Ils ont démarré à Grenoble parce que le loyer de l’agence était ‘ridicule’ et qu’ils pouvaient travailler « en gagnant presque rien« . Ils ne le disent pas mais Grenoble, depuis les mandats de Hubert Dubedout (1965-1983), et de Michel Destot (1983 – en cours) qui fut longtemps adjoint du premier, fut (et le reste encore) le laboratoire de ce qui se fait de mieux, ou presque, en terme de politique de la ville. Aménagement, urbanisme, architecture n’y sont pas des vecteurs d’idéologie, féroce par nature, mais des outils pragmatiques au service des habitants. Ils auraient pu donc se contenter du confort du vase clos. « Grenoble est une drôle de ville : les gens bossent beaucoup, voyagent beaucoup mais le week-end, ils sont en anorak sur les pistes« , raconte Isabel, parlant d’un ‘syndrome du plein air’. S’ils admettent que n’est pas neutre dans le travail l’endroit « où on a grandi« , Isabel Hérault et Yves Arnod se définissent pourtant comme de ‘vrais urbains’. Ils ont choisi la prise de risques avec une conscience aiguë que seule une reconnaissance à Paris leur permettra de progresser encore dans leur travail mais aussi comme un aboutissement logique de leur démarche personnelle. Sauf que, outre l’expérience et la solidité de leurs convictions, ils disposent en plus de la liberté que leur confère le privilège d’avoir un pied ailleurs.
Christophe Leray

Cet article est paru en première publication sur CyberArchi le 23 novembre 2005