Qui fait la ville ? Si les réponses à cette question sont multiples, à partir d’un constat accablant de faits concomitants, Francis Soler propose de remettre dans le bon ordre le scénario dans lequel interviennent les divers acteurs. Vœu pieux ? Il y a urgence. Tribune.
Depuis quelques années, l’Etat et les pouvoirs publics sont pris dans une conjoncture d’équilibres économiques compliquée. Ils confirment ainsi leur incapacité budgétaire et structurelle à suivre la politique de qualité des constructions publiques engagée dans les années 80, avec celle du logement.
En même temps, pour maintenir d’aplomb l’activité “travaux publics”, plusieurs dispositions ont été prises pour transférer la compétence publique vers le secteur privé, jugé seul capable d’engendrer de l’activité économique sans produire de déficit et sans risque politique.
Plus récemment, le secteur privé gagne la bataille de la commande. Il la rassemble, la séquestre, l’instruit et l’exploite, en la requalifiant. Ses actions remplacent rapidement celles des pouvoirs publics, auxquels il redistribue sa part de marché (vente en l’état futur d’achèvement), redéfinissant, bien sûr, ses contenus et ses contours,
mais à son avantage.
La marge financière devient alors l’unique critère de réussite d’une opération d’aménagement ou de construction et la qualité de l’espace ne constitue plus un objectif suffisamment critique et profitable pour façonner une production de masse exigeante.
L’engourdissement de la pensée ambiante garantissant le gain de productivité immédiate induit de plus en plus de réticence à innover et de défiance à réfléchir. En contrôlant ses paramètres, sans contre-expertise, le marché retouche cette substance appelée qualité.
Mais comme personne ne bouge, petit à petit, tout le caractère en est perdu.
Les architectes deviennent peu à peu les obligés du système en place. Ils se plient aux recommandations les plus exigeantes des commanditaires ou doivent choisir de disparaître. Ils travaillent à risque et perdent en respectabilité.
Quelques-uns toutefois ne plient pas et s’immiscent dans le système. Cette technique éreintante, dite du «cheval de Troie», produit pourtant quelques réalisations d’exception dont les bilans financiers finaux annoncent de parfaites réussites économiques. Ces œuvres démontrent, à en crever les yeux, que les annonces préformatées par les «entrepreneurs en tout» sont évidemment fausses.
Car, dehors, à défaut de la voir disparaître complètement, c’est bien «Mossoul» qu’on entend s’affaler.
L’intérêt général disparaît de nos objectifs ordinaires mais il nourrit encore des conversations vidées de leurs matérialités. Les élus sont réticents à modifier leur base électorale. Ils suppriment tout programme et ont perdu tout appétit à transformer leur cité. L’architecture et la ville ne sont plus des sujets abordables. Les contours de leurs objectifs sont redéfinis par les moyens insuffisants qui leurs sont alloués.
La commande publique, appauvrie, est incapable de produire quoi que ce soit de déterminant, pendant que les ensembliers, passés seuls en piste, surfent sur l’efficacité des valeurs qu’ils refondent et distillent invariablement.
La fatalité devient alors le seul appui possible. C’est la faute à personne.
Pendant ce temps-là, pour ce qui concerne l’architecture proprement dite, c’est l’authenticité des œuvres qui est désavouée.
Aucune d’elles n’est à l’abri d’une «absorption». Même la plus visible. Echappant à leurs auteurs (c’est toujours la vision avant-gardiste et pervertie de Marcel Duchamp qui traîne dans les esprits), le droit d’auteur est secoué par la libre circulation des idées et des créations. On dessine désormais, avec une revue d’architecture sur les genoux, un iMac ouvert sur l’actualité. Et on jure sur la justesse de l’esquisse, au nom de la vertu originelle.
La plateforme marchande s’est emparée du concept galopant de réappropriation des œuvres par autrui et suggère d’appuyer les nouveautés sur des modèles vérifiés et vitrifiés. Il faut préférer le copyright à la création mais court toujours cette idée idiote «qu’inventer coûte plus cher que reproduire».
Or, la construction n’est faite que de singularités, d’environnements particuliers et de redémarrages depuis la case départ.
Les œuvres majeures, dites «à signature», dernièrement produites, n’ont rien montré de ce que d’aucuns pouvaient en attendre. Le doit-on à la réglementation ? à l’éloignement d’une vraie création des terrains d’expression ? aux techniques imparfaites ou à l’incapacité atavique du nouveau pouvoir public à ignorer les médias ?
A un peu de tout cela mais pas seulement. En effet, comment peut-on oublier que l’architecture n’est ni cinéma, ni œuvre d’art, ni produit périssable ? Elle naît d’un art qui n’est pas autonome mais qui se nourrit, toujours vivant, de géographies inattendues, d’histoires accidentelles et de prévenance.
Les résultats sont en toc. Exportée, la pensée supporte mal le voyage. Et l’ennuie persiste de scénarios prévisibles répétés à l’envi.
Un sentiment demeure. C’est celui, têtu, qu’au-delà de l’effet marketing martelé, n’apparaît aucun dépassement de l’œuvre. Il y a bien sûr la gestuelle prévenante, estampillée Pritzker, d’une inventivité tardive mais aucune trace ne dessine le profil d’une quelconque nouvelle vague.
Une proposition pour avancer
Il s’agit, avant tout, de prendre acte de la situation dans laquelle se sont embourbés les architectes, après qu’ils aient bradé leurs projets dans les PPP, les conception-constructions et les offres globales favorisant le renoncement de l’Etat à son intérêt pour la chose publique. Une situation pour le moins dramatique.
Il nous faut donc quitter cette impasse circonstancielle, née d’une situation qui accoucha, sans expertise, ni prudence, de quelques gros passeurs aussi baroques qu’illégitimes, choisis pour conduire la construction de masse en France. Puis il nous faut rapidement composer une nouvelle donne avec d’autres conditions de développement de la ville et de ses constructions, d’importantes corrections de trajectoires et une liste exhaustive d’évolutions qui précisent le degré neuf d’exigence.
Cette proposition se place au sein d’un raisonnement simple : encourager les élus, les SEM et les ministères-constructeurs, à choisir, en premier lieu, leurs architectes. Puis, consolider le projet de construction, avant que les entrepreneurs et les investisseurs ne s’en emparent.
Cette solution, est celle qui échafaude un monde sans ni zones floues ni manœuvres. C’est un terrain urbain sans approximations ou incertitudes sur l’esthétique des pleins et la substance des vides. Le rôle de chacun est ainsi plus précis et remis dans une histoire mieux construite. Bailleurs, promoteurs et entrepreneurs sont mis en concurrence sur les prix et les méthodes.
Et soudain, tout devient exact.
L’économie de marché propose aujourd’hui une économie s’évaluant au résultat. On dévalue le prix de vente du mètre cube de béton, fixé par l’entreprise du groupe, régulateur du prix global.
Et tout redevient normal.
Ne profitant plus alors et seulement aux majors, c’est une nouvelle économie qui se met en place et qui garantit aux petites entreprises un développement industriel mieux adapté à leur modèle social, économique et logistique.
On se coupe avantageusement d’une globalisation des prix, devenue hypnotique.
On rend enfin hors la loi la pratique de l’Entreprise générale et on prévient ainsi tous les montages troubles produisant du conflit d’intérêts (investisseur, aménageur, promoteur, développeur, ingénieristes, entrepreneur, sous une même bannière).
Des évènements récents ont secoué la vie politique et publique. Le cumul des mandats a conduit à des désintérêts significatifs pour les parties les moins importantes du cumul. La loi a restreint le mandat électif des élus à leurs compétences les plus significatives afin qu’ils soient plus assidus et plus efficaces.
Alors, disons la même messe pour tous.
La réussite urbaine comme résultat
La ville est ce que nous avons de plus précieux aujourd’hui. Dense et renversante, elle est intensément consommatrice d’énergie et d’accélérations. Laborieuse et raisonnée, elle s’ennuie sans des apports constants de légèreté.
La récente prise de conscience écologique collective va emmener obligatoirement les secteurs politiques et économiques vers un réajustement patient de la pensée urbaine et un retour urgent vers un réalignement de la beauté des villes.
La planification urbaine et les méthodes de développement des marchés de travaux vont se trouver considérablement perturbées. Elles devront se replacer intelligemment dans un équilibre revu entre le monde que nous voulons et celui qui nous échappe.
Il serait temps d’y penser
Francis SOLER, novembre 2017
Grand Prix National d’Architecture (1990) ; Chevalier dans l’Ordre National de la Légion d’Honneur (2007)
Tribune également parue dans le N° 87 d’Archistorm (novembre-décembre)
Lire aussi du même auteur En finir avec la fatalité du logement social moche