A Venise, Italie, se tient jusqu’au 25 novembre 2018 l’exposition ‘Young Architects in Latin America’ à la CA’ASI, centre d’art et d’architecture contemporaine créé en 2009 par Architecture-Studio dans le Palazzo Santa Maria Nova. Amérique latine ? Pour les profanes, voyage en terre inconnue. Pour les aficionados, un kaléidoscope de projets liés par une identité singulière. Pour tous : immersion.
Si les lauréats sont désormais connus, le jury du concours ‘Young Architects in Latin America’ s’était réuni le 6 avril 2018 pour examiner une soixantaine de projets de ces ‘jeunes architectes (moins de 40 ans) d’Amérique latine’. Au fil de la journée et des projets est apparue une vision en coupe de l’architecture contemporaine en Amérique centrale et du sud.
Cette vision est forcément biaisée par la distance, par le fait qu’elle est issue d’une première sélection parmi plus de 200 projets et parce que sujette à la subjectivité de chaque membre du jury. Elle n’en est pas moins fort instructive, autant pour le profane que pour l’expert en la matière.
Pour notre part, voici ce que nous en avons retenu.
La première impression remarquable est liée à l’échelle mentale du territoire dans laquelle un architecte latino-américain lambda inscrit son action. La colonisation espagnole a fondé ses villes selon un modèle classique, un plan en damier régulier organisé autour d’une place centrale autour de laquelle prennent place les édifices des autorités civiles, la cathédrale, les résidences des notables, les principaux commerces, etc. Cette caractéristique – un modèle de centralité – donne une certaine homogénéité aux villes d’Amérique Latine, chacune s’inscrivant dans un réseau immense créé par les conquistadors et les prêtres spécialisés dans ce domaine et reliant très tôt plus d’une quarantaine de villes entre-elles.
Selon l’historien George Kubler (1912-1996), ce processus de fondations urbaines en Nouvelle Espagne constitue un moment important de l’urbanisme mondial. «Depuis l’empire Romain et jusqu’à la création de nouvelles villes industrielles du XIXe siècle, aucun autre espace n’a fait l’objet d’un processus systématique d’implantations d’établissements humains présentant une unité conceptuelle et de fonctionnement et la mobilisation de ressources ‘illimitées’», explique-t-il. Il note encore que s’agissant aussi de villes de garnison, cet ordre centralisé était le symbole d’un pouvoir fort, «laissant peu de place à l’imagination des colons».*
Ce systématisme a produit sans doute quelques aberrations urbaines – par exemple ces villes conçues selon un plan orthonormé nord-sud ou est-ouest sans tenir compte du climat et des éléments contextuels (à noter d’ailleurs dans la sélection de nombreuses références à l’architecture d’urgence. NdA) – mais cet ordre a fini pas constituer un continuum unique de culture et de langue qui demeure aujourd’hui (hormis bien sûr pour le Brésil, portugais, et dont les plans urbains diffèrent de ceux du reste du continent, et Belize, où l’on s’exprime en anglais).
Dès la conquête, au-delà de l’économie et de la politique, des relations culturelles très fortes entre ces villes très distantes, du Rio Grande (voire de la Californie et de l’Arizona) jusqu’à la Terre de feu dans un pays ‘sauvage’ et immense, étaient essentielles au développement du continent. Et les échanges étaient d’autant plus nombreux que, à la différence de l’Amérique du nord, un vaste réseau de circulation créé par les Aztèques et les Incas existait déjà dans toute l’Amérique du sud. Réseau sur lequel les Espagnols ont tissé le leur tout comme la religion catholique a bâti ses églises sur les temples païens. «Avis aux autochtones, nous sommes là pour rester».
De cette double histoire – la culture propre et la culture imposée – précédant les frontières politiques, ces relations supranationales font que les architectes sud-américains s’inscrivent mentalement et philosophiquement dans un cadre de pensée et une géographie bien plus vastes que celles de leurs confrères et consœurs européens contraints par des frontières (actuellement de plus en plus étanches) et dont l’imaginaire n’est cimenté par aucune langue commune, hormis l’espéranto. Dit autrement, un architecte d’Amérique latine est presque toujours chez lui d’une ville à l’autre.
Il y a certes en Europe de ces architectes ‘européens’ qui se jouent des langues et des frontières mais, pour l’essentiel, chacun travaille, pense et réfléchit plus ou moins chacun chez soi. Cette inscription dans un espace mental d’une autre proportion que celui auquel nous sommes acquis en Europe se traduit dans l’architecture d’une façon paradoxale dans le nouveau monde.
D’une part, nombre des projets de cette sélection ne sont pas contraints par des parcelles étroites et, pour beaucoup, s’inscrivent dans des espaces de grandes dimensions, souvent dans un rapport fusionnel avec une nature restée sauvage sur des pans entiers du territoire. Au point d’ailleurs que Mariano Efron, architecte argentin associé à Architecture-Studio, en opérant la sélection pour ce concours, avait envisagé la création d’une typologie dite de ‘Contemplation’. Une émotion apparemment largement partagée en Amérique latine. Pour rappel, l’Argentine est cinq fois plus grande que la France pour 43 millions d’habitants, le Chili, dont la superficie dépasse celle de la métropole, ne compte que 17 millions d’habitants.
D’autre part, si pour autant le plan urbain original de la colonisation leur donne aujourd’hui encore leur centralité, hors de ce cadre historique et étroit, les villes se sont développées de façon anarchique, qu’il s’agisse des quartiers riches ou des favelas. De la restauration d’une hacienda en cambrousse à la haute couture de l’architecte Gabriel Visconti pour insérer, au cœur d’un enchevêtrement de ruelles denses, de minuscules terrains de sport et espaces culturels pour les gamins des barrios des hauteurs de Caracas, le PLU ne fait toujours pas partie du vocabulaire de ces architectes, ou, plutôt, ne le fait plus depuis les conquistadors.
Encore que même ce cadre anarchique peut être considéré comme le résultat toujours à l’œuvre d’une politique datant de la colonisation qui avait pour effet de repousser «les populations indigènes vers l’extérieur: soit en périphérie directe de la ville, dans des villages dédiés à une activité industrielle particulière, soit dans les espaces ruraux où ils intègrent le système des encomiendas».** L’histoire est si loin, si proche.
D’ailleurs l’Amérique latine est traversée par un nouveau devoir de mémoire tout comme la vieille Europe. Les corps déterrés des charniers n’ont pas la même origine mais chacun dans son contexte raconte autant une histoire particulière que l’histoire du continent, de la colonisation aux dictatures et rébellions sanglantes. Peut-être est-ce aussi un signe de paix pour l’Amérique centrale et du Sud que le temps des mémoriaux soit arrivé.
A moins que d’autres guerres, plus proches de nous celles-ci, soient en cours. De fait, à l’aune des 60 projets étudiés, il apparaît une claire polarisation des projets entre ceux pour les très pauvres et ceux pour les très riches. L’Amérique du Sud connaît donc apparemment les mêmes maux de la mondialisation que le reste du monde avec une polarisation des ressources et des écarts entre riches et pauvres toujours plus grands, l’église omniprésente ici faisant le grand écart entre un très beau monastère en Colombie et une chapelle communautaire au Chili.
Ainsi, dans la sélection, il n’y avait quasiment pas de ces immeubles de 20 à 200 logements qui sont l’ordinaire des architectes français. Tout simplement parce que la classe moyenne, quand l’espace est disponible, et il l’est souvent en Amérique du sud, va privilégier l’habitat individuel. La sélection présentait donc logiquement un grand nombre de maisons, de la villa grand luxe à la réinterprétation de l’habitat traditionnel, qu’il soit celui du colonisateur ou celui du colonisé.
Mais il y a une autre raison à cette polarité apparente parmi les projets présentés et elle est liée à la façon dont les architectes de moins de 40 ans, critère restrictif du concours, ont accès à la commande en Amérique latine. «Comme il n’y a pas de commande publique ou très peu, une façon pour les jeunes architectes de se distinguer est notamment de s’engager sur des projets à vocation sociale», explique Mariano Efron.
L’école maternelle de Daniel Feldman en Colombie en témoigne parfaitement : dans la campagne de la petite bourgade de Villa Rica, cette ‘école’ de dix classes propose nourriture et éducation à 300 enfants de 0 à 5 ans et à une centaine de femmes enceintes. L’école est conçue également pour accueillir les nouveau-nés.
Seul bâtiment public de la ville, l’ouvrage intègre dans son dessin une ‘plazza’ destinée aux rencontres communautaires. Il a fallu trois ans de concertation avec les habitants pour construire ce projet financé par la coopération internationale, des donations privées et quelques fonds publics, processus participatifs souvent à l’œuvre parmi les projets présentés, souvent excellents d’ailleurs.
Citons par exemple une autre école en Colombie par Federico Mesa dans un village accessible seulement par hélicoptère ou via un voyage de sept jours en bateau ; une autre au Pérou par Marta Maccaglia, dans la jungle longtemps contrôlée par le Sentier Lumineux, construite grâce à une association fondée par des architectes ; une autre encore en Amazonie.
Ces exemples, et la liste n’est pas exhaustive, témoignent d’une stratégie d’intervention dans des espaces où il n’y a jamais eu d’architecture. Le seul contexte est en l’occurrence le paysage. Et la contemplation sans doute.
Ces projets interpellent car la question n’est pas ici seulement celle de la pauvreté mais aussi celle des cultures des populations autochtones, indiennes et marrons, une question à laquelle l’Europe n’est plus confrontée depuis longtemps. En l’occurrence, l’architecture apparaît ici comme une passerelle entre deux mondes qui ne peuvent plus s’éviter et, à ce titre, elle est forcément conçue hors des codes constructifs habituels issus tant de la colonisation que de la mondialisation. Elle est inventive par défaut et offre des formes et des projets jamais vus en France.
Ce d’autant plus que le biais de l’éducation utilisé pour la plupart de ces projets témoigne, enfin, d’une volonté d’intégration douce plutôt que brutale de ces populations qui depuis 400 ans et plus connaissent déjà toutes les 40 nuances de la brutalité. Dans le nouveau monde, ces bâtiments et les efforts des architectes signent aussi pour ces communautés la fin de l’isolement et la fin d’un ancien monde.
Dans un paradoxe intéressant, l’absence de normes et de réglementation, et plus largement d’urbanisme planifié, conduit donc nombre d’architectes, dans le cas des écoles citées plus haut mais pas seulement, à exploiter l’espace privé comme un espace public, l’inverse de ce qui se passe à Paris par exemple. Parfois même la notion d’espace public et privé s’estompe, car «il n’y a pas de clôture dans la forêt».
De retour en ville, une dernière spécificité, elle aussi à l’échelle du continent et directement issue de la colonisation espagnole, est la taille en ville des maisons traditionnelles. Chaque carré du damier des conquistadors faisait dix ‘varas’, soit aujourd’hui 8,66m. La taille des parcelles n’a pas changé. Du coup, les architectes de toute l’Amérique latine, d’un bout à l’autre du continent, offrent une multitude de réinterprétations de ces maisons comme autant de variations sur un même thème. Etonnant.
Christophe Leray
*Histoire courte de l’urbanisme en Amérique latine
** L’encomienda était un système appliqué par les Espagnols dans tout l’Empire colonial espagnol lors de la conquête du Nouveau Monde à des fins économiques et d’évangélisation. C’était le regroupement sur un territoire de centaines d’indigènes que l’on obligeait à travailler sans rétribution dans des mines et des champs : il s’agissait d’un «pseudo-servage». Wiki.
*** Pour poursuivre, lire l’excellent ouvrage De la ville coloniale au centre historique de Patrice Melé