La longueur peut être exploitée et étirée en tant qu’élément architectural. Qui a la plus longue ? Chroniques d’Outre-Manche est allé voir.
Le prince héritier d’Arabie saoudite Mohammed ben Salmane (MBS) avait un rêve. En 2021, il a dévoilé THE LINE (officiellement en majuscules), une ville de 170 km de long sans voiture, alimentée par l’énergie verte et pilotée par l’IA, allant de la mer Rouge aux montagnes de la région nord-ouest de son royaume, désormais rebaptisée NEOM. Neuf millions d’habitants seraient pris en sandwich entre des murs parallèles espacés de 200 m, avec des façades en miroir tournées vers l’extérieur atteignant 500 m au-dessus du niveau de la mer. L’année dernière, de grands architectes tels Fuksas, Morphosis, Peter Cook (ex-Archigram) et Coop Himmelb(l)au étaient de la partie. Cette année encore, les Saoudiens étaient occupés à enfoncer des pieux sur le site linéaire de The Line et à déplacer deux millions de mètres cubes de terre chaque semaine avec l’aide de 2 000 camions travaillant 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Mais le plan de The Line ne se déroule pas comme prévu, comme nous allons le voir.
À quoi peut-on comparer la vision de The Line ? Il s’agit d’une structure unique, qu’en est-il donc des bâtiments longs ? Ils sont faciles à trouver. À Paris, par exemple, il y a le Bâtiment Colbert (Paul Chemetov et Borja Huidobro, 1989), en fait un pont à plusieurs étages utilisé par le ministère des Finances, s’étendant sur 370 m à travers Bercy pour se terminer par une face impénétrable de verre sombre au-dessus de la Seine. Londres a le presque fini siège de Google, conçu par BIG Bjarke Ingels Group + Heatherwick Studios, qui s’étend sur 330 m à côté de la gare de King’s Cross, avec des façades en colonnes de bois et un parc en terrasse sur le toit. S’élevant sur 11 étages, il s’agit d’un bon exemple de « gratte-terre » (‘groundscraper’), ou gratte-ciel horizontal. Parfois (mais pas dans ce cas), les architectes ne peuvent s’empêcher de décrire des projets de grande hauteur ou de grande longueur comme des mini-villes.
Lorsqu’en 2012 j’ai interviewé Renzo Piano à propos de son Shard de 310 mètres de haut à Londres, il l’a qualifié de ville verticale. Vraiment ? La ville n’est-elle pas quelque chose de tout à fait autre, plein d’espaces, de textures et d’atmosphères différents ? Piano sourit. « J’aime les centres historiques, j’aime les villes », dit-il. « Vous avez des rues, des escaliers, des places, vous avez différentes fonctions. La ville n’est pas prévisible ».
Cela nous amène à la deuxième caractéristique déterminante du concept de The Line : c’est une ville linéaire. Bien, qu’est-ce qu’une ville ? Ma définition de travail est qu’il s’agit de la somme d’un vaste (mais quelle taille ?) environnement bâti continu, des personnes qui le composent (résidentes et transitoires), de toutes leurs activités et de sa culture intégrée (à la fois stockée et active). Certaines activités se traduisent en programmes architecturaux : mode de vie (résidentiel), apprentissage (universitaire), travail (bureaux, usines), etc. Ainsi, plus un bâtiment a de fonctions, plus il devrait ressembler à une ville. Et n’oublions pas l’imprévisibilité, ingrédient qui contribue à la psychogéographie vitale et émotionnelle de la ville.
Dans quelle mesure les longs bâtiments existants peuvent-ils ressembler à une ville ? Le Bâtiment Colbert et le siège de Google sont essentiellement des bureaux. Certes les bureaux ressemblent aujourd’hui davantage à des résidences secondaires, avec des espaces sociaux, des canapés confortables, des aires de jeux, etc. Pour autant, ils demeurent des bureaux et non de mini-villes. Un meilleur exemple est le bâtiment le plus long de Paris, l’Entrepôt Macdonald, qui s’étend sur 617 m dans le XIXe arrondissement. Le premier étage continu de l’entrepôt original de Marcel Forest datant des années 1970 a été conservé dans la nouvelle mégastructure achevée en 2016. Quinze architectes se sont vus attribuer des tranches de parcelle et ont conçu chacun son projet dans son propre style. Cela a généré une variété imprévisible.
Il y a des appartements, des bureaux et des commerces, Kengo Kuma a construit une école de sport et des tramways traversent le bâtiment pour ensuite le longer, le transport en commun partie intégrante de la combinaison fonctionnelle. Voilà qui ressemble à de la ville. Christian de Portzamparc, qui a contribué des logements, m’a à l’époque offert un autre jugement, expliquant que « la difficulté de l’Entrepôt Macdonald est qu’il s’agit d’un objet isolé, pour autant ses occupants vivront probablement bien dans leur vaisseau spécial ». Cela pourrait être le dernier mot à propos de The Line.
Avant de voir en quoi The Line est en réalité la dernière itération des visions d’une mégastructure urbaine linéaire, examinons quelques longs bâtiments en Chine, où les possibilités ont déjà été étirées à leur maximum. Trois longs projets démarrent à un kilomètre puis s’allongent… et vieillissent.
Le musée d’art Zaishu à Rizhou, dans la province du Shandong, conçu par Junya Ishigami, a été achevé en 2023. L’un de ses deux volumes s’étend sur un kilomètre à travers un lac et sa forme extraordinairement belle est principalement une promenade fermée au bord d’un rivage créé à l’intérieur du bâtiment. Au fil de sa promenade, le visiteur croise des vitrines dédiées au chocolat, qu’il est même possible de déguster. Ce n’est clairement pas de la ville mais qui a besoin de la ville quand il y a du chocolat ?
Ensuite, voyons le terminal 3 de l’aéroport international Bo’an de Shenzhen, conçu par Massimiliano Fuksas et livré en 2013. Il s’agit d’une autre structure en forme de tunnel, cette fois sous une conception organique spectaculaire surélevée au-dessus du sol et longue de 1,5 km. Tous les aéroports ressemblent davantage à des villes car ils remplissent de multiples fonctions. Si l’on inclut les hôtels qui les côtoient, le terme « ville aéroportuaire » semble pertinent. Heathrow, à Londres, a progressivement développé sa propre ville linéaire interne à mesure que de nouveaux terminaux, interconnectés par navettes, occupent le site de 3 km de long et 700 m de large pris en sandwich par ses pistes.
Il y a évidemment la plus longue structure de l’humanité, la Grande Muraille de Chine, longue de 21 196 km. Elle n’est pas continue mais la partie la plus récente construite par la dynastie Ming comprend 6 350 km de murailles. Peut-être qu’un million de soldats étaient postés le long de sa longueur sinueuse, dont beaucoup vivaient dans des structures intégrées. Il est donc permis d’estimer que les Chinois ont construit la plus longue ville linéaire il y a cinq siècles. Quel que soit son rêve, avec The Line, MBS demeure un petit joueur !
Pour autant, qu’en est-il de la large distance entre les structures habitables, comme les tours de guet et les guérites, de la Grande Muraille ? Si chacune d’elles est considérée comme un nœud, la distance entre chacune et toutes les autres donne une mesure de l’efficacité de la distribution spatiale. En 2021, Gudjon Thor Erlensson de Thor Architects a modélisé cette efficacité pour les villes théoriques. Une ville linéaire de 50 km de long et 640 m de large est sept fois moins efficace qu’une ville nucléaire de 6,2 km de large où la densité augmente vers le centre. The Line et le Mur des Ming seraient donc des villes peu efficaces.
Néanmoins, il existe une longue histoire de plans de ville linéaires. Arturo Soita y Mata proposait dès 1882 la Ciudad Lineal, essentiellement une longue avenue verdoyante traversée par des tramways. En 1910, l’Américain Robert Chambless déclarait rêver d’une ville linéaire le long d’une voie ferrée appelée Roadtown. Les appartements s’étendraient « parmi les fermes… à l’aide de fils, de canalisations et de moyens de transport rapides et silencieux ». À l’époque de Le Corbusier, la voiture était le moyen de transport moderne et le nouveau moteur des plans urbains. Ses visions incluent une longue ligne d’appartements de douze étages sur d’immenses pilotis au-dessus d’un projet d’autoroute serpentant vers Rio de Janeiro comme un boa constrictor. En 1930, le planificateur constructiviste bolchevique Nikolaï Alexandrovitch Milioutine proposa Sotsgorod, une ville linéaire avec des bandes résidentielles et industrielles parallèles. À l’Université de Princeton, Michael Graves et Peter Eisenmann ont peut-être emprunté l’idée dans leur projet Jersey Corridor (1965), dans lequel la vie est canalisée à l’intérieur et entre des murs opposés qui s’étendraient tout droit sur 35 km. Typologiquement, ce projet-là est le véritable ancêtre caché de The Line.
Ce sera peut-être une surprise d’apprendre que Graves et Eisenmann ont réalisé des croquis soulignant à quel point leur projet offrait une échelle humaine et de la verdure au niveau du sol. Rem Koolhaas, en revanche, avait à l’esprit le mur de Berlin et les « prisonniers volontaires » dans son projet de thèse de 1972 pour l’Architectural Association de Londres intitulé Exodus. Des murs parallèles géants superposés entourent neuf places d’environ 700 m de côté, chacune occupée par une structure nouvelle et différente. Une seule conserve des bâtiments anciens, parmi lesquels se trouve par hasard le siège du RIBA.
Les visions linéaires de l’habitat sont devenues plus vastes et encore plus lointaines. Dans les années 1980, la proposition Kontinuum de Günter L. Eckert plaçait la population de la Terre dans un tube surélevé autour d’elle. Le physicien Gerard O’Neill avait déjà conçu des cylindres rotatifs dont la surface intérieure concave fournirait des terres pour vivre dans des colonies spatiales. En 1975, l’Université de Stamford a développé cette idée dans le cadre d’une étude de la NASA et a conçu le Stamford Torus, un tube annulaire pouvant accueillir jusqu’à 140 000 personnes. De telles visions restent de la science-fiction, tout comme la ville sur Mars d’Elon Musk ou le futur Los Angeles de Ridley Scott dans Bladerunner. Aujourd’hui, il semble que le rêve de MBS suive la même voie.
Des rapports suggèrent que même les Saoudiens n’ont pas pu trouver les 500 milliards de dollars d’investissement dont The Line avait besoin. En avril dernier, des plans réduits ont émergé pour un projet de 2,4 km pour une population de 300 000 habitants. Ce serait toujours de la grande échelle mais rien comparé à l’annonce initiale. Même si ce projet-là est construit, et quel que soit le temps que cela prend pour le faire, où vivront les agents de nettoyage, le personnel de restauration, les agents de santé, l’équipe d’entretien des équipements, etc. ? The Line pourrait devenir une matrice verticale socialement zonée (les plus riches en haut, bien sûr). Ou les travailleurs seront-ils tous remplacés par des robots ?
Pendant ce temps, MBS/NEOM a d’autres projets, comme Trojena, une station de montagne de luxe avec un très grand gratte-ciel à la Zaha Hadid, et une ville nommée Norlana édifiée autour d’un port de plaisance. Il existe également des projets plus utiles, comme Oxagon, un port et un pôle de recherche.
Les architectes et les planificateurs fonctionnent souvent en mode Démiurge, concevant des environnements et des structures qui fournissent ce qu’ils considèrent comme la solution pour créer l’habitat parfait. Les résultats peuvent être désastreux, comme l’urbanisation de masse Corbuséen ou la planification d’après-guerre centrée sur l’automobile qui a déchiré les communautés et s’est étendue à tous les pays. Même MBS a compris que nous devons respecter la terre et, de toute urgence, la nature qu’elle abrite.
Dans le mode de planification divine, l’histoire urbaine de l’humanité, ses instincts et sa réponse émotionnelle à l’environnement sont ignorés. Le plan fixe les règles et remporte la partie. Mais des villes prospères, à taille humaine, alliant mixité sociale, diversité d’environnements et d’expériences, surprise et résonance émotionnelle, se sont développées de manière organique depuis des millénaires. Les planificateurs doivent redimensionner leurs efforts à la baisse et se souvenir que nous ne sommes pas des chiffres mais des êtres humains. Quand ce sera fait, la ville linéaire aura atteint son terminus.
Herbert Wright
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