Depuis 1987 et le rapport Brundtland publié par l’ONU, la notion de développement durable s’est imposée au monde entier, érigeant la densité urbaine comme l’alpha et l’oméga d’un cercle vertueux vert. Mais après 35 ans d’hégémonie textuelle et rapporteuse, la ville dense est-elle vraiment si bonne élève ?
Qu’est-ce-que la densité ? En ville, la densité est d’abord un chiffre. Le rapport du nombre d’habitant remis au km². Ainsi, est-il expliqué dès l’école primaire que la ville est dense, contrairement aux campagnes qui le ne sont pas. Une idée reçue à la peau bien dure car, par exemple, associer tours et densité est une erreur. Les grands ensembles ont une densité assez faible d’environ 0.75 de moyenne alors que l’îlot haussmannien de six étages atteint les 4.5.
Pour beaucoup, l’immeuble faubourien typique du XIXe siècle, avec ses six étages, sa chambre de bonne et sa courette intérieure est un modèle insoupçonné de forte densité, sans en connaître visiblement les affres.
Sous Napoléon III, le Baron Haussmann voyait la densité de la vieille ville (2.7 de densité) comme facteur d’insalubrité avec ses ruelles étroites et mal ventilées. La création de larges avenues, d’espace verts et surtout d’un réseau d’égouts ont permis la circulation d’air, d’eau et de lumière.
Cette vision hygiéniste a marqué la conception urbaine jusqu’à Le Corbusier. C’est après-guerre que la densité se vit comme un chiffre pour les édiles qui s’en servent pour calculer les besoins en transports, commerces et autres écoles.
La densité est avant tout un indicateur d’aménageurs. Mais au tournant du XXIe siècle, le chiffre semble être devenu un concept un peu fumeux, entre le politique et le social, davantage sondage préélectoral que réel indicateur pragmatique.
Devenue miraculeusement verte, la densité permettait la mutualisation des gestions de déchets, le développement de transports en commun ainsi que le financement d’équipements publics. Mais depuis les années 2000, l’augmentation du prix du logement, entraînant l’exil des classes moyennes en périphérie et de fait la saturation des réseaux de transports dans les grandes métropoles, oblige à s’interroger sur la vertu de ce que d’aucuns nomment à tort et à travers « densité ».
La densité, voire hyperdensité (la lessive qui lave plus blanc que blanc appliquée à l’urbanisme) n’est en réalité qu’une confusion malheureuse avec un concept bien plus ancien de « ville », ou de territoire. La ville étant un espace construit et habité au fondement du contrat social du vivre ensemble pour se protéger, partager les ressources et faire communauté, vivre en ville était pour toutes les classes sociales l’opportunité de travailler, de s’alimenter, d’habiter en un même lieu car une ville dense est une ville vivante où se concentrent emplois et opportunités, rencontres et innovations.
Ce n’est alors plus la densité qui est en cause mais la planification urbaine qui a découlé d’un concept mal compris, oubliant le concept fondamental de mixité (fonctionnelle et sociale) au passage. De fait, si 150 ans ont passé, le schéma haussmannien reste un modèle de résilience, ce dont témoigne le nombre d’allers et retours d’affectation que certains étages ont vécu. Il a prouvé son adaptation aux critères environnementaux contemporains avec ses ventilations naturelles systématiques, ses grandes hauteurs sous plafonds et ses grandes ouvertures lumineuses.
Il a su se transformer d’habitat à bureau et inversement selon les besoins, en témoigne le Prix de la transformation de bureaux en logements lancé par la Maison de l’Architecture Ile-de-France. Tout cela en laissant la place à un espace public généreux dans lequel les transports individuels et publics, motorisés ou doux, ont pu trouver leur place aux côtés des piétons. Et l’îlot haussmannien était une opération publique d’aménagement exécutée par des promoteurs.
Cependant, la ville efficace et sobre doit-elle obligatoirement être dense ?
Les partisans de la ville dense énumèrent régulièrement les arguments suivants : économie d’espaces et donc de terre afin de préserver la biodiversité, abandon de la voiture individuelle au profit des transports en commun, temps de trajet domicile travail diminué, mutualisation de la gestion des déchets, financement des services publics de culture, d’enseignement, de loisirs ou sociaux, qualité de la ville aujourd’hui nommée « du quart d’heure ». La ville dense et enfin ses habitants auraient un bilan carbone de meilleure qualité que leurs homologues des champs.
De fait, en grattant un peu la surface du macadam ou la terre des espaces à végétaliser, d’aucuns se rendent bien vite compte que le constat est bien moins vert que celui des brochures. Dans les métropoles, les logements sont plus chers et donc plus petits. Les prix ayant atteint les sommets d’une tour à La Défense, les plus aisés peuvent encore y vivre, côtoyant le nez bouché les cohortes de SDF et autres accidentés de la vie, car c’est dans les grandes villes que sont observées les plus grandes disparités entre riches et pauvres.
D’autant qu’il faut éclairer, chauffer, bref alimenter en énergie toute la ville, amener l’eau aux robinets, gérer les déchets. L’énergie n’est pas produite en circuit court, du moins très peu. Par exemple, les Parisiens délocalisent aussi leur production électrique entre autres à Vaires-sur-Marne (77) ou à Chatou (78), tandis que l’eau du robinet provient en partie de sources situées à 150 km de la ville. Quant aux déchets, ils sont transportés par centaines de camions à Issy-les-Moulineaux (92), Saint-Ouen (93) ou Ivry-sur-Seine (94). Le territoire s’agrandit beaucoup sous cet angle.
Les classes moyennes, elles, ont disparu dans les banlieues, plus ou moins proches, desquelles elles doivent venir chaque jour pour travailler. Certes, la majorité prend les transports en commun quand d’autres usent encore de leur automobile car toute personne ayant fait un jour un trajet du type Melun / Clichy en RER sait le parcours du combattant que cela représente. Sans parler des embouteillages quotidiens dont la pollution ne s’arrête bien sûr pas à la barrière du Périphérique, Paris n’est pas Tchernobyl.
Le tout sans compter l’achalandage des marchandises à l’heure où le centre commercial est vu comme le lieu où il ne faut pas être. Là encore, le bilan carbone du Franprix ou du MonopDaily du coin est loin d’être rutilant avec tous ses petits camions qui s’activent chaque jour à faire que les étagères soient pleines. Danone et Unilever ne produisent pas en circuit court.
Pour réduire la multiplication des fourgonnettes dans la ville, les édiles travaillent désormais à la « logistique du dernier km » et à la gestion du colis ventes-privées-amazon-La Redoute dont le label vert n’était déjà pas au mieux de sa forme. Comprendre que faire venir au plus près du consommateur le colis Amazon qu’il ne veut pas aller chercher à la Poste-du-bas-de-la-rue, pour le mettre sur le dos d’un gars qui a peut-être pris le RER avec son vélo depuis Melun vers Clichy. A défaut d’être le terreau fertile d’une nouvelle variété de tomates cerises, la ville dense ne serait-elle pas celui de l’esclavagisme moderne, plébiscité par la « génération flemme » ?
Il n’est en aucun cas évident que l’alternative à la densité qui est la périurbanisation soit la solution miracle, du moins pas en l’état. A moins qu’une réécriture à l’échelle territoriale de l’îlot haussmannien soit possible pour apporter de nouveau de la mixité en cœur de ville et par conséquent, un bilan carbone plus vert et plus humain.
Alice Delaleu