Suite à des chroniques parues dans nos colonnes sur la construction bois, l’architecte Stéphane Cochet a souhaité soumettre, « un peu sous forme de droit de réponse », un texte sur l’architecture et la forêt dans le contexte actuel des enjeux climatiques. Dont acte. Tribune.
L’histoire de la forêt métropolitaine dans le contexte des révolutions industrielles des XIXe et XXe siècles montre en quoi son exploitation est nécessaire pour en assurer l’adaptation face aux risques climatiques auxquels elle est aujourd’hui exposée, et pourquoi la production de bois d’œuvre participe à la gestion et l’entretien des plantations et à la structuration de la filière bois / forêt.
Quelle culture de la forêt développer qui soit respectueuse des écosystèmes et de la qualité des sols afin de concilier et de préserver à la fois les fonctions écosystémiques et le rôle central que la forêt peut jouer dans la stratégie bas carbone ?
La biomasse des forêts, principal réservoir terrestre de carbone
A l’échelle mondiale, la déforestation, provoquée principalement par l’extension de l’agriculture intensive destinée à la production de produits carnés, représente 1/6ème des GES mondiaux émis, soit l’équivalent des GES émis par les industries de production de ciment et d’acier. Les forêts tropicales d’Amérique du Sud et d’Asie du Sud-Est en sont les premières affectées.
La forêt mondiale occupe 30% des terres émergées, la forêt tropicale représentant 45% du couvert forestier mondial. Le bilan carbone des forêts malgré la déforestation reste positif avec 19% des GES d’origine anthropique absorbés (pour 39,9 milliards de tonnes CO² d’origine anthropique émis).
La surface de la forêt métropolitaine multipliée par deux en 150 ans
La forêt française couvre aujourd’hui un tiers du territoire français (31%) et a retrouvé un niveau de boisement équivalent à celui antérieur à la guerre de 100 ans et de la Grande Peste Noire (1350).
Les politiques de reboisement engagées à partir du second empire (replantations en Bretagne, Aquitaine, Cévennes etc..), le remplacement du charbon de bois par le coke, la modernisation de l’agriculture, ont permis de relâcher la pression exercée sur la forêt qui avait atteint un niveau de déforestation critique dès la deuxième moitié du XVIIIe siècle avec moins de huit millions d’hectares pour plus de 16,9 millions aujourd’hui.
La forêt française n’est donc plus, depuis longtemps, une forêt primaire, et la question de la forêt « naturelle » ou de la « naturalité » de la forêt, renvoie aux concepts de nature et de culture, à l’origine, pour certains, de la prédation du monde occidental sur le vivant, réduit à l’état d’une chose comme ressource « valorisable » et exploitable, du désenchantement du monde.
Adapter la forêt au dérèglement climatique
La forêt française, au trois-quarts en domaine privé, est très fragmentée, avec 33% des parcelles de moins de cinq hectares, et sous exploitée, avec moins de 50% de l’accroissement biologique récolté pour une croissance de +50% du stock de bois sur pied, en moins de 30 ans.
Si la première révolution industrielle, basée initialement sur la surexploitation de la forêt pour la production du charbon de bois, a pu mettre en péril la forêt européenne et plus particulièrement, les forêts françaises et britanniques, les conséquences de la seconde révolution industrielle sur le dérèglement climatique sont tout autant impactantes.
Les projections scientifiques sur l’évolution du climat à l’horizon 2100 sur la forêt métropolitaine indiquent que l’on pourrait aboutir à une surmortalité pour trois-quarts des épicéas, des sapins blancs (-60%), des hêtres (-deux-tiers), des chênes sessile et pédonculé (-un tiers) et voir la forêt basculer d’un type continental à un type méditerranéen (pin maritime, chêne vert).
La structuration de la forêt avec 50% des massifs en peuplement monospécifique (forêts de chêne), son morcellement (3,5millions de propriétaires pour 72% de la surface forestière), la sous-exploitation des forêts avec moins de 50% de prélèvement sur l’accroissement biologique annuel, expose celle-ci aux aléas climatiques – tempête, sécheresse – aux incendies et aux attaques de xylophages (scolytes).
La mortalité, suivant les récentes campagnes d’inventaire, est en augmentation et touche principalement le châtaignier, le frêne et le charme, l’épicéa et le pin sylvestre.
Dans ce contexte, augmenter la part de prélèvement de bois sur la forêt est donc une nécessité à la fois pour renouveler la forêt, l’adapter aux enjeux du dérèglement climatique, soustraire aux aléas (tempêtes, incendies, xylophages) le carbone stocké des arbres sur pied à maturité et préserver les services écosystémiques que celle-ci rend à la biosphère : biodiversité, cycles biogéochimiques de l’eau, du carbone et de l’azote, lutte contre les îlots de chaleur et l’érosion des terres, cycles météorologiques.
La vitesse du réchauffement ne permet pas à la régénération naturelle d’assurer une adaptation biologique par dispersion et migration des espèces au changement de milieu. Cultiver la forêt, c’est d’abord l’entretenir et, dans les conditions climatiques actuelles, c’est aussi accompagner le changement, la soigner – en prendre soin.
La forêt, vecteur vers la neutralité carbone
La forêt absorbe 15% des émissions carbone anthropiques du territoire, et 25% en comptant le secteur bois par stockage et substitution. Le scénario Afterres 2050 élaboré conjointement avec le scénario Négawatt* (transition énergétique 100% ENR), s’appuie sur un accroissement du prélèvement biologique de 50 à 65% en maintenant, voire en augmentant, la surface forestière métropolitaine. Ce scénario, qui vise la neutralité carbone à l’horizon 2050 suivant le Plan Climat issu des Accords de Paris de 2015 s’appuie notamment sur une augmentation de l’utilisation du bois d’œuvre et du bois énergie.
Il se base sur une augmentation de 35% de la production de bois d’œuvre et produits dérivés (isolants, panneaux, ameublement et bois industrie) et de 85% de bois énergie (plaquette forestière, granulés bois, méthanisation, pyrogazéification) à partir des sous-produits du bois d’œuvre (éclaircies, déchets connexes de scieries, produits bois en fin de vie).
L’utilisation du bois bûche en bois de chauffage, qui entre en concurrence directe avec le bois d’œuvre, responsable d’une part importante des émissions de particules fines (PM10), provient principalement d’un usage domestique en zone rurale, le prélevant dans les bois attenants aux propriétés agricoles, pour le brûler en foyer ouvert. Son usage est en forte décroissance du fait du développement des chaudières bois à granulés performantes et peu émettrices en PM10 et de la rénovation énergétique du bâti ancien.
Construire en bois et augmenter l’usage du bois dans la construction constitue le premier levier d’une gestion durable de la forêt et de la structuration de la filière bois en cascade.
L’organisation de la gestion forestière à partir de la culture du bois d’œuvre permet d’inscrire la forêt dans un cycle long – cycles de 50 à 80 ans minimum à 150 ans suivant les essences – et de valoriser l’ensemble de la chaîne de production intermédiaire de la forêt, en bois industrie et en bois énergie : élagage, détourage, éclaircie, affouage qui permettent de favoriser et d’accompagner la croissance des arbres de haute tige sélectionnés qui produiront le bois d’œuvre.
La forêt française étant constituée à 67% de feuillus, et le bois de construction principalement de résineux (épicéa, sapin), l’enjeu de la filière est aujourd’hui de développer et de caractériser les essences feuillues en bois construction – chêne, hêtre, châtaigner, peupliers – afin de les transformer en produits de construction normés : Bois Massif (BM), Bois Massif Abouté (BMA), Bois Lamellé-Collé (BLC), Lamibois (LVL), Panneaux de Bois Contrecollé (CLT), etc.
Le développement des cultures en futaie irrégulière suivant les modèles développés par l’agroécologie, permet de limiter les impacts sur la biomasse du sol et la biodiversité, d’assurer la diversification et la régénération des peuplements en maintenant le couvert végétal.
Planter, construire, chauffer, à partir du matériau bois, suivant une gestion en cascade du matériau, constitue donc un cycle vertueux de régulation de l’empreinte carbone anthropique par absorption, stockage et substitution.
La forêt, une ressource renouvelable disponible
Si la forêt métropolitaine occupe aujourd’hui plus de 30% du territoire, et contribue avec le secteur bois à plus de 25% des émissions carbone évitées, la part de la construction bois reste marginale dans le bâtiment et représente moins de 4% des constructions de logements collectifs et un peu moins de 10% du parc individuel.
Le secteur bois forêt pèse pour 10% du déficit de la balance commerciale française (papier et ameublement, bois d’œuvre à haute valeur ajoutée), dont les importations sont équivalentes à des pays peu boisés (Angleterre, Irlande), alors que la France est le 4ème massif forestier européen et qu’elle dispose du 3ème stock en volume d’arbres sur pied.
Face à cette disponibilité forestière, après 75ans de production industrielle de béton, avec une industrie de l’acier et du ciment responsable de plus de 15% des émissions de gaz à effet de serre à l’échelle mondiale, cette filière se heurte déjà à une problématique d’épuisement des ressources en sable et granulats, à des conditions d’accès aux nouveaux gisements minéraux (dont le calcaire pour la fabrication du ciment Portland) de plus en plus restreintes, soumises pour les schémas de carrière, à une réglementation environnementale toujours plus exigeante, aux objectifs de désartificialisation des sols (ZAN) et à une acceptabilité sociétale limitée, augmentant la pression sur les ressources en sable marins, les écosystèmes et l’érosion des fonds marins, la disponibilité d’eau douce (désalinisation du sable).
« Carpentare » XIIIe s. « Construire en bois »
Étymologiquement, le terme « charpent, carpent » renvoie à l’ossature et au corps, « charpenter » à la taille et à l’assemblage de pièces de bois, avant de désigner au XIVe siècle le terme « construire ».
La « Forêt » de Notre-Dame avait 800 ans et ses bois plus de 1000 ans. L’industrie de l’acier a 150 ans, celle du ciment 75 ans. La France, « Gallia comata », la « Gaule chevelue », a toujours été un grand pays de charpentiers.
Les premiers compagnons « Desvoirants » institués par les Templiers et les Cisterciens, n’ont pas seulement ramené la croisée d’ogive des premières croisades, ils ont aussi ramené la science aristotélicienne et la géométrie arithmétique pythagoricienne conservées dans les bibliothèques orientales, comme l’art des mathématiques développé par la civilisation arabo-musulmane, qui donneront naissance au XIIe siècle à l’Art du Trait – classé au patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO.
L’Art du Trait, comme moyen de représentation et de projection des ouvrages de charpenterie, dont la maîtrise distingue les Maîtres compagnons des autres artisans, peut être considéré comme figure précurseur de la géométrie descriptive et de la perspective mathématique de la Renaissance, grâce à laquelle artistes et architectes-ingénieurs s’élèveront. Les Humanités et les premières Républiques et Villes franches se développent alors suivant le fameux adage « l’air de la ville rend libre », actant la libération des artisans des liens de servage de la classe paysanne rurale.
Paris, Ville de bois
Jusqu’à la fin du XIXe siècle les constructions parisiennes étaient élevées majoritairement en bois, y compris les immeubles Haussmanniens dont seules les façades sur rue pouvaient être en pierre de taille – la pierre de taille étant réservée aux édifices de prestige, aux lieux de pouvoir et de représentation.
Lorsque Philippe-Auguste décide au début du XIIIe siècle de faire de Paris la Capitale du royaume, qui sera l’une des plus peuplée d’Europe, c’est en bois qu’il la construit comme moyen le plus rapide pour l’édifier.
Paris, alors plus grand port du royaume, accueille les bois de flottage en provenance du Nivernais, de Bourgogne, de Franche Comté, qui alimentent la capitale en bois de construction et en bois de chauffage jusqu’en 1880.
Les constructions à base de petites sections de bois – pan de bois et charpentes Philibert Delorme en lamellé-cloué – sont recouvertes du plâtre de Paris extrait des carrières de gypse alentours : Montmartre et sa rue Blanche, les Buttes-Chaumont et sa rue des Chaufourniers. Paris avait même sa « Ville du Bois » au faubourg Saint-Antoine, quartier le plus industrieux de Paris, à proximité des chantiers bois des ports de l’Arsenal et de Louviers, zone franche à partir de laquelle l’Art de la Renaissance se diffusera dans Paris.
Les constructions à pan de bois pouvaient atteindre des hauteurs conséquentes, jusqu’à R5 + combles comme le montre la réhabilitation menée par les architectes F+L sur deux bâtiments construits en 1873 et 1880 passage Goix, rue d’Aubervilliers dans le XIXe arrondissement de Paris, pour la SIEMP en 2014.
Libérer le plan : de la technique du coulage à la culture de l’assemblage
La haute qualification des compagnons charpentiers les positionne également sur les ouvrages de charpente métallique comme la Tour Eiffel qu’ils ont assemblée, le coffrage des premiers bâtiments en béton armé.
La Grande Guerre, première guerre industrielle, marque la déprise de la construction bois en même temps que le déclin du corps charpentier affecté au génie et largement décimé sur les lignes du front des tranchées.
La généralisation de la construction en béton armé après la seconde guerre mondiale et la standardisation de la banche de coffrage a ainsi permis de répondre au déficit de main-d’œuvre qualifiée et aux besoins de massification de la construction de logements.
Si la construction en voile de béton en façade et refends est, en Europe, une spécificité française, là où les architectes-ingénieurs du mouvement moderne avaient inventé le « plan libre » en poteau-poutre/dalle, libérant le plan et la façade de la fonction porteuse des appareillages maçonnés, le retour de la construction bois devrait permettre de réactualiser ce procédé constructif et de le généraliser aux constructions de logements (façades rapportées bois par ex.).
Le retour de la construction bois dans l’art de bâtir, représente aussi un saut culturel et technique, permettant de requalifier les métiers du bâtiment et d’inscrire l’acte de bâtir dans la transition numérique et industrielle, actant le passage d’une technique de construction basée sur le coulage et l’encollage (ITI) à une culture de l’assemblage et de la mixité.
Vers une troisième révolution industrielle ?
Les deux premières révolutions industrielles des XIXe et XXe siècles se sont basées sur les énergies fossiles et un extractivisme intensif, générant la production et l’accumulation d’une masse inerte d’origine anthropique (plastique, béton, infrastructures, etc.) aujourd’hui supérieure à la biomasse terrestre d’origine animale et végétale, une prédation sur le vivant générant la 6ème extinction de masse à l’échelle géologique, un déséquilibre des cycles biogéochimiques, qui pourraient être fatal aux conditions même d’existence de l’humanité dans la biosphère.
Dès lors, sortir du cycle désastreux d’un productivisme et d’un consumérisme aveugle, et dématérialiser l’empreinte anthropique sur le vivant, devient une nécessité pour préserver les conditions d’habitabilité́ de la planète pour le genre humain.
Restaurer les écosystèmes
Le secteur bois-forêt constitue un levier systémique pour opérer cette transition. La construction bois et biosourcée, le développement de la chimie du végétal, le recours à la biomasse énergie, à partir d’une gestion durable de la forêt, respectueuse de la biodiversité et de la qualité des sols, le développement de l’agroforesterie, s’inscrivent dans un cercle vertueux et soutenable, porteurs d’une transition écologique et sociale œuvrant pour la restauration des écosystèmes et des équilibres biogéochimiques de la biosphère.
Le Temps du Monde Fini
L’acte de bâtir, dont les impacts sur le métabolisme planétaire sont multiples et considérables, doit être pris avec la mesure des changements de paradigme que le « temps du monde fini » nous impose.
Le XXIe siècle doit faire sa révolution écosystémique, en s’appuyant sur un usage en parcimonie avec les ressources d’origine solaire (biomasse, eau, vent, soleil), renouvelables et biosourcées, à même de dématérialiser l’empreinte anthropique sur la biosphère, et préserver les conditions d’une planète encore habitable d’ici la fin du siècle.
L’architecture a toute sa place pour opérer les transitions nécessaires et garantir l’habitabilité de la biosphère par l’humanité, pour être-au-Monde.
Stéphane Cochet
Architecte
31 mars 2021
*Le négawatt est une unité théorique de puissance mesurant une puissance économisée. Cette économie est le résultat de la sobriété énergétique ou d’une efficacité énergétique améliorée. En savoir plus : https://www.negawatt.org