
Après le livre de Laurence Cossé,* voici le temps de l’adaptation avec « L’inconnu de la Grande Arche » par le cinéaste Stéphane Demoustier, en salle le 5 novembre 2025. Comment figurer l’architecture de manière pertinente au cinéma ? Quelles en sont les différentes formes ? Les affects ont-ils leur place dans l’acte de bâtir ?
Stéphane Demoustier n’a pas de diplôme en architecture, ni dans le cinéma, mais un apprentissage sur le terrain grâce à son passage par le ministère de la Culture, dans le département « Architecture » où il a eu la chance de commencer à réaliser des courts documentaires sur « la mère des arts ».
Avec ses camarades Guillaume Brac et Benoît Martin, il crée une maison de production Année Zéro dont les courts métrages documentaires pour le Pavillon de l’Arsenal (« Le Paris des écrivains », « Paris Architectures », etc.) et la Cité de l’Architecture (collection « Duos », etc.) leur permirent de filmer des bâtiments souvent vides d’humains mais remplis d’entretiens avec les architectes les plus reconnus de la profession.
Fort de cette expérience dans le documentaire spécialisé d’architecture, Stéphane Demoustier se prit de passion pour la fiction. Une manière de rencontrer et de faire jouer des figures humaines où les visages, les corps et les affects pourront s’exprimer et déambuler dans différentes échelles d’espaces, du plus intime au plus vaste.
En 2014, il commence par un long-métrage au nom explicite « Terre Battue ». Un couple – une architecte et un cadre commercial nouvellement licencié – voit son seul fils se lancer dans un défi tennistique où il pourrait devenir un champion. La médiathèque de la commune de Proville (Nord), dessinée par l’agence lilloise TANK, y est très bien filmée.
Suit un moyen métrage « Allons enfants » (2017) où une nounou se fait déborder par deux petits jumeaux de trois ans et demi alors qu’elle les emmène dans le Parc de la Villette. La petite fille et le petit garçon nous offrent une lecture inédite et magnifiée du projet de Bernard Tschumi et Cie. Le soin porté par la caméra de Demoustier montre son amour pour ses enfants (acteurs pour l’occasion) et les parcs publics.
Arrivent ensuite les choses sérieuses. En 2020, « La fille au bracelet » est tournée dans le Palais de Justice de Jean Nouvel à Nantes et dans une villa dessinée par PY architectes, la GV (2009-11). Le père, joué par l’excellent Roschdy Zem, y interprète un architecte… En 2023, « Borgo » ; pas d’architectures remarquables dans cet opus mais la vie de gardiens et de gardiennes de prison en compagnie de prisonniers corses. Plus particulièrement nous suivons le quotidien de la surveillante pénitentiaire Melissa, incarnée de manière splendide par Hafsia Herzi.
En cette fin d’année 2025, retour à l’architecture pour Stéphane, « L’inconnu de la Grande Arche » s’affiche dans les meilleurs cinémas de France. Après « Le brutaliste », une autre manière de décrire à quel point Rudy Ricciotti a raison quand il dit : « L’architecture est un sport de combat ». L’architecte en sort rarement vainqueur, l’architecture parfois, aujourd’hui, le cinéma indéniablement.

La Grande Arche : un terrain de jeu idéal pour mettre en scène la difficulté de bâtir pour un architecte idéaliste
La première scène du film introduit le spectateur dans un salon de l’Élysée au moment de l’ouverture par François Mitterrand du pli du vainqueur du concours ouvert pour Tête Défense, ainsi qu’est dénommé le site depuis les années 1970. Un plan-séquence montre tout le déroulé du protocole républicain où le Président de la République joue le monarque entouré de sa petite cour, aux petits soins avec lui et désemparée quand le nom d’un inconnu danois est prononcé par Mitterrand. Nous faisons connaissance à cette occasion d’un personnage clé du film. Joué par le virevoltant Xavier Dolan, Subilon** représente le grand commis de l’État à la française, celui qui joue l’interface entre tous les acteurs d’un projet monumental où les enjeux financiers côtoient les jeux de pouvoir et la sensibilité exacerbée des créateurs.
Nous avions lu dans « La Grande Arche »* comment Laurence Cossé transforma en roman les relations entre l’État et ses services, la présidence et ses sbires, l’architecte Johan Otto von Spreckelsen et son association forcée avec son comparse Paul Andreu. À partir de ces nombreux faits rocambolesques, l’adaptation cinématographique s’imposait.
Amateur d’architecture, Stéphane Demoustier lu évidemment le roman à sa sortie, en 2016. Le projet d’en faire un film lui vient directement après avoir refermé l’ouvrage. Il se renseigne sur les droits, hélas ils sont déjà achetés ; il faudra attendre quelques années pour enfin les récupérer et imaginer son devenir cinématographique.

L’architecture comme actrice principale
Somme toute récurrente, l’adaptation cinématographique à partir d’un roman reste un moment délicat. Comment éviter l’écueil de la banale illustration des propos de l’écrivain.e ? Le cinéaste lillois choisit de mettre en avant les acteurs et les actrices par de savoureux dialogues où le caractère de chaque personnage sert l’intrigue : pourquoi cet architecte danois a-t-il démissionné ? Que savons-nous de son décès six mois après être retourné enseigner dans son pays natal ?
Avec justesse, Stéphane Demoustier explore des hypothèses de travail qui siéent à la fiction puisque nous ne pouvons que spéculer sur les raisons profondes de son cancer. Est-il lié à sa déconvenue parisienne ou est-ce simplement une coïncidence ? De nombreuses questions demeurent sans réponses. Dans « L’inconnu de la Grande Arche », les multiples échanges à l’œuvre entre les protagonistes dans différents lieux permettent de comprendre comment un projet tel que le « cube » de la Défense, contraint, accable et essore.
L’autre grande force du film est la place accordée à l’architecture, plus particulièrement aux maquettes, petits carnets de dessins et surtout le chantier de la Grande Arche. Dans chaque plan, Paris est portraituré dans une variété de styles architecturaux. Des intérieurs de L’Élysée aux Champs, en passant par des intérieurs haussmanniens ou des bureaux rétro-futuristes, tellement datés années 1970-1980, le CNIT, la dalle de la Défense, et pour couronner le tout, des visites de chantier épiques de la Grande Arche, où nous voyons Mitterrand et sa cour marcher dans la boue, sous la pluie, en train de débattre du bon marbre à mettre sur les futures façades de l’édifice.

Grâce à Lise Fisher, superviseuse VFX chez MPC, Demoustier réussit la prouesse d’intégrer les personnages directement dans les photographies de chantier de l’époque. D’ailleurs toute la photographie du film, le grain, a été travaillée pour nous transporter dans les années 1980. Le sentiment d’y être est très fort. Le découpage accentue ce sentiment bluffant de véracité. Au lieu de créer des décors impossibles ou de la jouer incrustation sur fond vert des actrices et acteurs dans des images 3D, l’inverse est proposé. Une réussite.
La place des maquettes de l’Arche n’est pas dès moindres, elle donne à voir la volumétrie du cube et son évidement salutaire. Plus portique que cube, l’arche est le bon mot pour le qualifier.
À la fin du film, Spreckelsen redevient professeur d’architecture. Nous le voyons circuler entre des tables où des étudiant.e.s sont assis.es autour de leur projet sous forme de maquettes. Ces dernières proviennent toutes de l’atelier de Jean-Christophe Quinton*** qui, d’aucuns l’auront remarqué, échange avec le Président dans le fameux plan-séquence introductif du film.
L’architecture, en cours d’élaboration ou en construction, devient l’actrice principale du film. Une belle manière de démontrer aux architectes que lorsque leurs dessins deviennent constructions, leurs œuvres s’échappent, leur filent entre les mains, ne leur appartiennent plus. Elles deviennent œuvres collectives et s’intègrent, ou pas, au bâti alentours.****

Une rupture digne d’un Ingmar Bergman
La présence de Karen, épouse de Johan Otto von Spreckelsen, sur toutes les photos officielles et à toutes les réunions, dixit les témoins de l’époque, constitue la grande inconnue de toute cette histoire tragique et romanesque. La magie du cinéma corrige son invisibilité volontaire. Certainement scandalisée par le manque de respect envers son mari par tous les intervenants français qu’elle aura pu côtoyer durant les quatre années parisiennes (1983-1986) ; elle aura pris de plein fouet la mort de son mari, en mars 1987, comme une conséquence directe de tous ces actes envers l’homme de sa vie. Mais la vie de couple n’est jamais simple. Stéphane Demoustier met en mouvement les interactions du couple dans l’intimité, il spécule de leur joie triomphante quand ils signent le contrat des honoraires au montant mirobolant pour eux. Tout au long du film, Karen à un rôle crucial dans l’équilibre de Spreck.
(Attention spoiler)
Arrive cependant une scène de rupture. Dans l’appartement haussmannien où ils ont élu domicile, la caméra filme en plan moyen l’intérieur. L’espace est découpé en deux, avec une pièce de chaque côté, toutes deux sont éclairées d’une lumière froide, dans celle de gauche, telle une ombre, Karen prépare ses valises alors que son mari entre dans la seconde. Au moment où le dialogue s’instaure, Karen se déplace vers nous, la caméra bouge et se tourne sur la gauche pour la voir pénétrer dans une autre pièce où une lumière chaude semble l’apaiser, elle ouvre une possibilité de réconciliation. Très vite refermée par le déplacement rapide de Karen dans la chambre où ses valises l’attendent, elle retourne dans la lumière bleue froide, prend ses valises, traverse l’antichambre et claque la porte derrière elle. Fin de la séquence.
Impossible de ne pas penser au cinéaste suédois Ingmar Bergman. Nul autre que le maître de Fårö n’a su incarner à l’écran et sur les planches les introspections psychologiques du couple en les mettant au grand jour via d’innombrables confrontations. Stéphane Demoustier revendique cette inspiration et aime à disséminer par petites touches dans ses films des hommages aux cinéastes ou films qui l’inspirent.
Une belle façon de remettre sur le devant de la scène le cinéaste de l’intime par excellence. L’architecture et l’intime, voilà ce qui semble porter toute l’œuvre de Stéphane Demoustier en cette fin d’année 2025.
Christophe Le Gac
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* Lire notre article La Grande Arche, le livre
** « Subilon » est une contraction du nom du directeur général de la SEM nationale Tête-Défense puis de G3A (Grande Arche architecture aménagement), à savoir Jean-Louis Subileau et de Robert Lion, le Président de la SEM Tête-Défense puis Directeur général de la Caisse des dépôts et consignations.
*** Lire notre article Les règles d’engagement selon Jean-Christophe Quinton (2008)
**** Lire l’édito La Grande Arche de La Défense trop haute pour le CNOA ?