
Jean-Christophe Quinton, 35 ans, se dit lui-même de «culture Patrick Berger». Ce que l’on pourrait interpréter comme un engagement sans faille doublé d’une courageuse mise à distance de l’objet de cet engagement. Il soutient qu’un projet n’est qu’une question de mise en forme mais s’appuie sur une intuition de fond pour en formuler la règle propre. Portrait.
Jean-Christophe Quinton prend sans s’en rendre compte des allures professorales, tant dans sa façon de faire les cent pas en discourant (cent est un bien grand mot dans la petite salle d’accueil de son agence) que dans celle de répondre à une question par une autre question. Qu’est-ce qui nous reste quand on voit la résistance qu’il faut pour faire ce métier ? Qu’est-ce qu’on défend ? Mais d’où viennent les projets ? Qu’est-ce qui fait l’essence des projets ? Combien de projets sont altérés au fil des études ? Pourquoi se définir par ce qu’on n’est pas ? Quelles sont les valeurs qui fondent nos outils ? Etc. Bref la discussion est passionnante, le sujet vaste mais sa personnalité d’autant plus difficile à cerner.
D’autant qu’une autre façon pour lui de discourir est d’utiliser des phrases négatives, autant pour définir ce qu’il n’est pas et ne sera jamais que pour ouvrir à la réflexion, de nouveau, un champ de liberté plus vaste que le seul champ de la question posée. Déformation professionnelle ? Jean-Christophe Quinton enseigne depuis cinq ans avec une évidente gourmandise. «C’est génial se qui se passe avec les étudiants et ce qu’ils rendent est souvent incroyable. J’adore regarder le monde et voir la jeunesse fougueuse soulever des montagnes,» dit-il, avec une émotion non feinte. Mais il apparaît rapidement que ce qui l’anime vraiment n’est pas tant d’enseigner que de partager sa culture architecturale, y compris, peut-être surtout, avec ceux qui en sont dépourvue.
Dès qu’il passe le seuil de l’agence, près de la place de la République à Paris, le visiteur entre dans une petite pièce dont chaque mur – sauf celui muni d’une grande fenêtre qui ouvre sur les tons blanc et gris de la cour intérieure de l’immeuble – est couvert de maquettes d’une préciosité inattendue. Chacune est ciselée, d’une précision infinie, réalisée en matériaux nobles (bois et plâtre). Les échelles des objets se fondent, les tons de bois se distinguent comme les nuances de lumière de la toile d’un peintre tonaliste et il faut pendant une seconde ajuster le regard pour discerner les projets les uns des autres et en saisir les détails. D’ailleurs peut-être est-ce cette profusion qui donne cette impression d’une pièce de petite dimension.

Ces maquettes sont chacune la clef de l’histoire d’un projet. «Elles sont toutes issues d’un processus particulier, elles portent toutes une idée de projet, la matérialisation d’un dispositif de mise en forme, une règle, une convergence,» explique Jean-Christophe Quinton. Mais elles portent aussi une histoire plus large de passion partagée et, peut-être, transmise. «J’organise pour mes amis non architectes des soirées maquette. Je débarrasse la table des ordinateurs, des plans, des papiers et j’y installe les matériaux, les outils. Il y a à manger, à boire, de la musique très fort. Un calepinage très précis a été préparé et, avec mes amis, nous construisons la maquette,» dit-il.
Brique par brique serait-on tenté d’écrire. Il suffit de l’écouter parler pour se persuader que les ‘soirées maquette’ de Jean-Christophe Quinton sont des événements réussis. Tout juste ceux qui le connaissent moins doivent-ils s’étonner du ton docte qu’il adopte parfois. «J’ai une double vocation : ce serait un peu triste de garder le plaisir de l’engagement seulement à l’agence». Jean-Christophe Quinton est enseignant et il adore ça. Mais il est d’abord architecte et il adore ça plus encore.
Il cite Hannah Arendt : «Les activités humaines ne peuvent prétendre à l’excellence sans le terrain pour s’accomplir». Son interprétation du ‘terrain’ est un «champ d’investigation» et ‘l’accomplissement’ une «question importante». Il peut en témoigner au sens où lui se souvient avec acuité d’un moment de sa vie, après le Bac C, où il «n’était pas très courageux». «A la fin, et c’était pour moi très désagréable, j’étais dans quelque chose, les mathématiques, où je me sentais médiocre. Nous ne sommes pas faits pour être moyen et je trouvais cela un peu triste. A ma décharge, je ne savais pas que le métier d’architecte existait,» dit-il.

Les signes de sa vocation, aisés à décrypter après coup et à 35 ans, étaient pourtant présents, voire insistants, depuis le début. «A cinq ans, je faisais des maquettes. J’ai passé mon enfance à dessiner des villes, des coupes, des plans. Plus étonnant encore, mon frère dessinait également. Je ne sais pas pourquoi nous dessinions. Ma mère, corse, est professeur de lettres, mon père, de Laval, travaillait dans la fonction publique. Il n’y avait pas dans ma famille une quelconque ambiance culturelle ou source d’inspiration dans ce domaine. C’est après-coup que je me suis rendu compte que le village corse où nous allions en vacances était d’une urbanité incroyable et une vraie source d’inspiration,» explique-t-il. Pour se conformer aux vœux de réussite de ses parents, il fait maths et physique et trouve cela désespérant jusqu’à ce qu’un «vague a priori» du métier d’architecte – «pour dessiner» – s’impose à lui. Surprise, à l’école d’architecture (Rennes, puis Paris-Belleville), il ne se sent pas désarmé, se découvre l’âme d’un «créatif» et le besoin de «transformer les choses».
Lui-même en premier lieu. «Comme je ne suis pas belliciste et que nous sommes tous influençables, j’ai appris qu’il faut bien choisir, en conscience, les gens qui vont vous changer,» dit-il. Son émancipation fut de choisir ses liens. «Quand la liberté est conquise, on se positionne et qu’est-ce qu’un architecte, sinon une personne qui s’émancipe ?» dit-il encore. «Nous faisons un métier vraiment très difficile, qui implique un positionnement qui nous expose sans cesse et, d’une certaine manière, construire mon métier a consisté à inventer un espace qui me correspond, un ‘havre de conception’».
Le mot n’est pas anodin. Autant une agence peut être à l’image d’un architecte, autant ici l’agence et la pratique ne font qu’un. Jean-Christophe Quinton a choisi, en conscience, une échelle artisanale très précise, revendiquée, assumée, dans laquelle concevoir. Un vrai choix puisque, lauréat des NAJA en 2005, il avait la possibilité, comme ses confrères NAJA, de partir «à la conquête du monde». «Dans ce sens, je ne suis pas un grand entrepreneur,» dit-il. Sa franchise témoigne de son engagement. «L’agence est un gouffre financier,» explique-t-il ainsi, «et le maître d’ouvrage peut d’un revers de la main faire tomber le château de cartes». Alors lui estime de son devoir de résister : «être architecte est un engagement, un bon combat, c’est grisant».

Ce courage acquis est devenu une conviction, laquelle s’est transformée en exigence déterminée pour lui-même – il consacre le week-end à l’architecture le temps consacré en semaine à l’enseignement, travailler beaucoup étant pour lui «un aspect significatif de [sa] vie» – mais aussi pour tous ceux qu’il est amené à rencontrer dans le cadre de son métier.
Les maîtres d’ouvrage ? «Je les reçois ici et ceux qui restent ont envie de partager une histoire, une histoire unique ; ils savent où ils mettent les pieds. Le problème, insidieusement, c’est ce qu’on voit aujourd’hui – les projets altérés au fil des études, l’abîme entre l’espoir et ce à quoi on arrive – sans le soutien d’un bon maître d’ouvrage». Ses étudiants ? «Je me bats avec mes étudiants : qu’est-ce qui est important dans votre projet en tant qu’architecte, pas en tant que programmiste ? Quand les dogmatismes tombent, ils laissent la place aux postures. Il faut assumer des intuitions, des sensibilités, incarner ce qu’on ressent. A l’école on doit apprendre les outils, puis s’émanciper quand on maîtrise ces outils». Ses collaborateurs ? «Je ne crois pas aux CDI, que j’ai toujours refusé : chaque projet est unique et nécessite de refonder la confiance. La précarité est indispensable à la qualité des projets, avec des équipes que l’on reconstitue à chaque fois». L’été dernier ils étaient onze, seulement trois lors de la rencontre.

Une obstination butée qui a fini par donner corps à une façon d’être autant que de faire. Il sait que c’est de l’intuition que naissent les projets mais que l’intuition, en soi, ne sert à rien. «L’intuition est une ressource,» dit-il. «Je la partage très peu ; je ne livre mon travail que quand il est construit intellectuellement». Et pour asseoir cette construction intellectuelle, chaque projet doit trouver son fondement dans une règle issue de la confrontation du «corps» avec l’environnement, avec la matière, avec l’usage. Une règle qui doit générer de la forme tout en restant souple et à laquelle la capacité à s’altérer doit être reconnue. Ainsi, selon lui, quand la règle est établie, nul maître d’ouvrage ne peut la remettre en cause. «La règle résiste à tout, c’est la colonne vertébrale d’un projet. Les bâtiments changent tout le temps. L’essence d’un bâtiment se conjugue au gré des aventures de ce bâtiment. La règle garantit des qualités quelles que soient les aventures de ce bâtiment». Il y a autant de règles que de bâtiments. Si Jean-Christophe Quinton a assujetti son outil à sa volonté, la règle est à chaque fois une nouvelle surprise.
Voici la règle par exemple d’un projet de logements en cours à Paris. «A l’échelle de la construction, la personnalité du projet repose sur une règle générant une série de petites variations des ouvertures. Il s’agit de prendre en compte un contexte dense et de proposer une solution qui apporte toute la lumière nécessaire aux logements. Situé face au projet, un futur immeuble en R+9 combiné à une rue relativement étroite implique de traiter l’apport de lumière pour les logements situés les plus bas. Nous avons conçu une façade dans laquelle une baie commune, répétée pour tous les logements, est complétée par une ouverture supplémentaire dont les dimensions varient d’étage en étage : plus les logements sont placés bas dans le bâtiment, plus cette ouverture est grande. Cet effet de compensation anime toutes les façades, inversant progressivement dans le sens de la verticale le rapport du plein et du vide. Cette règle apporte qualité au logement, écrit la façade, caractérise le projet,» explique-t-il.

Un autre exemple de règle pourrait être celle-ci, qui concerne le sujet des tours à Paris. Jean-Christophe Quinton fait le constat suivant : à quelques exceptions notables, les tours de Paris ont été nivelées ; ces tours participent de zonages programmatiques conséquents ; les paysages qui en résultent n’appartiennent ni au paradigme de la ville horizontale ni à celui de la ville verticale audacieuse. Sa proposition : plutôt que d’envisager l’édification de nouvelles tours, pourquoi ne pas proposer l’extension verticale de tours existantes ? Dans ce cadre, il estime qu’une libération localisée du plafond des constructions permettrait :
– d’apporter de la mixité programmatique (crèches, terrains de sports, bibliothèques, etc.) à la tour existante concernée et à son quartier ;
– à la nature environnementale de la tour de s’exprimer symboliquement et physiquement, d’aller “gratter le ciel”, de dessiner le skyline de la ville (il note que l’impact de ces nouvelles hauteurs restera d’autant plus minime qu’il sera inscrit dans un paysage de tours existantes). – à la mixité d’être la source d’une écriture contrastée mêlant la spécificité de ses différents programmes et de leurs différentes échelles.
Bref une règle cohérente qui s’appliquerait ici sur plusieurs bâtiments mais altérée en fonction des équipements choisis destinés à prendre place au sommet de ces tours.

Ce qui ramène aux maquettes. «Une image n’offre jamais qu’une perspective, une maquette en offre une multitude,» dit-il. Il en devient rageur à l’occasion. Il raconte cette anecdote. Peter Zumthor avait présenté à un maître d’ouvrage un projet de thermes dont le consorsium en charge de la construction ne voulait pas. Il a fait couler une maquette au 1/20ème ; le consorsium s’est fait virer. Pas belliciste Jean-Christophe Quinton mais plus guère impressionnable.
De fait, pour ce qui le concerne, la maquette remplace avantageusement l’écrit. «Je laisse l’écrit à ceux qui se réalisent là-dedans», dit-il. D’ailleurs ses maquettes ne sont pas contractuelles et il ne les donne pas. Il se défend une fois de plus par la négation : «je ne suis pas fétichiste,», dit-il. Il convient cependant de l’originalité de cette accumulation dans ce lieu quasi clos et, pour une fois, dévoile une incertitude. «Je sens qu’il y a un lien entre toutes ces pièces. Je ne sais pas ce qu’il est mais il est important».
Jean-Christophe Quinton en a terminé de se définir par ce qu’il n’est pas et ne sera plus jamais. Le temps, et nombre de futures maquettes, l’aideront sans doute à définir ce lien. Et son monde sera conquis ?
Christophe Leray

Cet article est paru en première publication sur CyberArchi le 28 mai 2008