L’offre de transports toujours plus efficaces, toujours plus rapides, est une offre de liberté. Le prix de cette libération est cependant lourd pour la ville qui perd en intensité. Explications.
Les villes se sont développées à des carrefours, sur des lieux de grand passage. Pendant des siècles, la mobilité a nourri la ville, lui a permis de se développer. Au fur et à mesure que la mobilité devenait plus facile, plus sûre et plus rapide, les villes se sont étendues, les zones de chalandise et les bassins d’emploi se sont agrandis. Les quartiers de production se sont séparés des quartiers d’habitat, et l’idée d’un découpage fonctionnel a vu le jour.
Même les espaces collectifs sont divisés : les rues sont coupées en tranches dans le sens de la longueur, pour les piétons, les cyclistes, les bus, les voitures. Les lieux de mobilité sont interdits pour les rencontres et les relations sociales. Le parvis et le carrefour n’ont plus rien à voir.
La mobilité a construit la ville, va-t-elle aujourd’hui la détruire ? Dépérissement des centres anciens, fuite des commerces vers la périphérie, migrations de week-end, éloignement des industries, cloisonnements de toutes natures, autant d’indices qui témoignent d’un risque réel de voir la ville perdre sa substance. La vie n’y est plus si intense.
L’offre de transports toujours plus efficaces, toujours plus rapides, est une offre de liberté : elle ouvre le champ du possible pour le travail, pour l’habitat, pour les loisirs, pour l’école. On se libère ainsi de l’espace, des contraintes de localisation. Le prix de cette libération est lourd. Lourd en temps passé mais des études indiquent que le temps acceptable pour les transports reste contenu sous un plafond. Aller plus vite ouvre la possibilité d’aller plus loin en y consacrant le même temps.
Lourd en espaces car l’éclatement de la ville se traduit en routes et équipements de transports de fortes capacités, et des modes d’habitat plus dispersés (encore que ce dernier point soit discuté).
Lourd en relations humaines car il permet ou accentue les phénomènes de ségrégation et l’isolement des personnes qui ne disposent pas des moyens de la mobilité.
Lourd en santé, avec les accidents et les pollutions provoqués par les transports.
Lourd pour l’environnement, avec le découpage du territoire par des axes de communication, la consommation d’énergie et les rejets correspondants, notamment de gaz à effet de serre.
Cette liberté n’est-elle pas un leurre ? N’entraîne-t-elle pas des contraintes ? La nécessaire rapidité durcit la ville, avec les barrières et cloisonnements qu’elle impose. Il est désormais question de temps contraint, de temps sur lequel nous n’avons plus de prise, du temps volé sur notre espérance de vie. Du temps perdu.
Comment lutter contre les découpages, la vie coupée en tranches, et l’espace sectorisé, « fonctionnalisé » ? Il est vrai que les approches sectorielles sont plus commodes et apparaissent plus opératoires, chacun ayant son territoire, sa logique, ses moyens, ses échéances. C’est bien plus facile que de tout gérer en commun !
Prenez une gare, dans la ville. Il y a d’un côté un système de transport, avec sa technicité, ses contraintes, son mode de fonctionnement, et de l’autre la ville, qui nourrit la gare de ses passagers en transit, et qui prospère grâce aux échanges que la gare rend possible. Deux univers distincts mais que tout rapproche et qui doivent à l’évidence vivre au même rythme, même si leur gestion est différenciée. C’est une approche intégrée des différentes fonctions urbaines qui répond aux exigences du développement durable. La gare plus que jamais fait partie de la ville, comme la ville est rentrée dans la gare, pour leur plus grande intensité comme pour la satisfaction des citadins et des voyageurs.
Interpénétration des fonctions dans la ville, et pour cela la mixité. Terme à la mode, décliné sous tous les tons mais encore bien fragile. Telle activité est polluante ? Éloignons-la, ce sera plus facile et plus sûr que la rendre propre. Tant pis si cela entraîne des kilomètres pour les personnels, qui, eux, restent en ville ou se dispersent dans les campagnes environnantes.
L’exemple du commerce est intéressant à cet égard. Au motif louable de lutter contre la vie chère, il a quitté les centres anciens. Les hypermarchés se sont multipliés autour des villes, profitant des facilités de mobilité dont leurs clients disposaient. L’unité de lieu de nos classiques a ainsi volé en éclats, et avec elle l’intensité des activités humaines dans les quartiers historiques, chargés de l’histoire et de la culture urbaine. Aujourd’hui, la tendance est au retour. Le commerce revient dans les centres, avec de nouvelles formes qui doivent trouver leur place dans la ville.
Ce retour déteint sur les espaces publics. Aux rues cloisonnées ou à destination unique, succèdent, ici et là, des espaces partagés où tout le monde évolue ensemble. Au lieu de résoudre le conflit en séparant les protagonistes, piétons, automobilistes, etc., d’aucuns essayent de les faire vivre ensemble, en bonne harmonie. A la ségrégation succède, encore timidement, la bonne entente et le respect mutuel.
L’espace en ville est rare et le spécialiser conduit inéluctablement à une perte d’intensité. Le cœur de la ville bat moins fort quand elle est coupée en morceaux. Beaucoup en conviennent mais attention au naturel, à la facilité dans l’immédiateté, tellement favorable aux découpages. L’intensité dans la ville, qui en fait la qualité, n’est pas spontanée. C’est un choix.
Dominique Bidou
Retrouver toutes les chroniques de Dominique Bidou