A Alfortville (Val-de-Marne), le centre d’art La traverse a accueilli (jusqu’au 18 mars 2023) l’exposition intitulée « Géopathie des neiges » de l’artiste plasticien et compositeur Jérôme Poret, lequel établit des connexions sensibles et formelles entre un maçon envolé et guêpes potières. Chroniques y était de justesse. Passionnant !
Du maçon à la guêpe
Dans une rue composée de petits pavillons de banlieues aux renforcements, extensions multiples et aux façades composites (briques dans les angles, aux niveaux des linteaux, des encadrements de fenêtres et de portes, etc.), et d’anciens ateliers d’artisans de toutes sortes, le centre d’art La Traverse a élu domicile à la suite d’un maçon, parti sans crier gare.
A l’invitation de Bettie Nin – la directrice et fondatrice du lieu -, Jérôme Poret s’est nourri de ce « Genius Loci » pour créer une série d’œuvres et un accrochage autour, à partir, et par-delà la guêpe maçonne. Comme un écho à cet artisan, l’artiste a convoqué la production matérielle de la guêpe et celle plus diffuse et sonore, engendrée par son activité de bâtisseuse de nids.
Pourquoi la dimension sonore et le maçon ?
Tout simplement parce que ce dernier avait logé dans son dépôt un studio de production de CD audio, le si bien nommé : « Digital Paradise », renommé « Studio Paradise » par l’artiste. A partir de ce contexte, Jérôme Poret a construit un récit dans l’espace du centre d’art qui devient un lieu, un milieu, devrions-nous dire ; un milieu dédié à la rencontre entre humains et guêpes.
A la question « Qu’est-ce qui t’a le plus inspiré chez les guêpes ? » *, Jérôme Poret répond ceci : « C’est le rapport à l’architecture. La guêpe papetière construit son nid avec des moyens et des gestes que l’on peut retrouver chez des artisans. (…) La guêpe maçonne, construit des urnes ou des vasques aux formes étonnamment similaires à des objets de notre propre antiquité. Quand elle fait sécher la terre, elle pousse l’eau avec la puissance du battement de ses ailes pour humidifier les bords des terres récoltés afin de les sceller les unes aux autres, comme le ferait un potier sur son tour ou les maçonneries des maisons faites de murs en pisé. J’ai donc convoqué la guêpe autour de la disparition de notre maçon avec des objets vernaculaires et autres artefacts fabriqués comme autant d’indices de cette relation. J’ai aussi fait un parallèle avec certaines utopies architecturales des années 1970, très revisitées aujourd’hui ». *
A cet égard, une fois passée la première salle d’exposition, sur la gauche, se tient un nid de guêpes maçonnes ; posé sur une tablette en bois composée de chutes de mélaminé, il ressemble aux constructions organiques récentes de l’architecte Jun’ya Ishigami, et renvoie aux architectures bulles d’un Antti Lovag ou Chanéac.
Sur le mur d’en face, un encadrement protège un Letraset posé sur un papier pour gravure sèche. Oui un Letraset. Tout une époque pour celles et ceux qui auront goûté le plaisir de dessiner avec des Rotring rehaussés de Letraset pour les ombres, entre autres utilisations. Emprunté à son père architecte chez Willerval (Premier Grand Prix National de l’Architecture en 1975, brutaliste des trente glorieuses), Jérôme décide d’en faire un leurre car la texture nervurée ressemble à s’y méprendre à l’impression d’un morceau de bois dans lequel pourrait se lover un nid de guêpe potière. Pas du tout, il s’agit de courbes utilisées pour simuler sur un plan le rayonnement d’un radiateur.
L’ensemble des œuvres exposées oscille entre création de mobilier, dispositifs, prélèvements sonores, véritables morceaux de nids et différents artefacts humains ayant servi au travail artistique ou poser comme « ready-made » (« Tout fait » selon la traduction de l’initiateur de ces détournements d’objets déjà fabriqués : Marcel Duchamp).
La matérialité d’un lieu par le son et ses outils d’enregistrement
Au moment où notre artiste séjourne dans le Morvan, en pleine réflexion sur ce projet d’exposition à La Traverse, des guêpes polistes commencent à construire leurs nids dans les environs. Là, lui vient l’idée d’effectuer une recherche sur ces bâtisseuses. Véritable collectionneur d’appareils enregistreur audio, il décide de capturer les sons des insectes au travail. Au fur et à mesure, sa démarche le conduit vers une matérialisation des sons via l’utilisation de bandes magnétiques. La physicalité de l’activité sonore et visuelle des guêpes se transforme en une série d’œuvres d’art plus plastiques les unes des autres.
Dès la porte d’entrée ouverte de la salle principale aux murs blancs, sol et plafond gris béton, une sorte de banc attire l’œil. Il est construit avec des matériaux de récupération, les pieds sont en métal et l’assise en plaques de verre, deux exactement ; ces dernières laissent passer un vide grâce à des petits tasseaux de bois. Ainsi, reliée à deux pôles à disque, une bande magnétique peut tourner sur elle-même et diffuser un morceau de 3’50, environ la durée du temps de vol qu’il faut aux guêpes pour faire sécher par vibration des ailes le papier ou la terre dans le but de construire leurs nids, soit en papier (la guêpe maçonne), soit en terre (la guêpe potière).
En général leur terrain de collecte s’éteint sur une distance de 50 m. A l’extrémité gauche, posé à même le sol et aux allures d’un ampli, l’instrument d’enregistrement et de diffusion (branché à une enceinte) n’est autre qu’un mythique Korg Stage Echo SE 500, un des premiers appareils « portables » apparu dans les années 1970 et qui permit l’enregistrement en direct et dans la « nature ».
Sur une des cimaises, un cercle lumineux est coupé en deux par une baguette en bois dont la même bande magnétique suspendue forme plusieurs boucles et fréquences. Sur une autre cimaise éclairée d’un même cercle de lumière, une immense protubérance sort du mur. De loin, elle ressemble à un personnage extrait d’un film de Miyazaki ; de près, cette forme est constituée d’une myriade de papiers broyés par un destructeur administratif (de la ville d’Alfortville). Comme un écho au labeur des guêpes, cette accumulation réalisée par Jérôme Poret fait un petit clin d’œil aux petites mains administratives qui se voient régulièrement obliger de détruire bon nombre de documents « sensibles ».
Sur la dernière cimaise, plusieurs livres sont consultables et encadrent un texte clé pour comprendre les enjeux de toute cette aventure de sensibilisation envers nos amies « théoarchitectes », nom donné par l’auteure Virginie Despret dans « Autobiographie d’un poulpe et autres récits d’anticipation » (Actes Sud, 2021, p.11) et librement emprunté par Jérôme Poret. La psychologue est en bonne compagnie, le philosophe Baptiste Morizot n’est pas loin (« Manières d’être vivant », Actes Sud, 2020), ni le spécialiste Karl von Frisch avec son historique « Architecture animale » (Albin Michel, 1975), et l’ouvrage de Caroline Maniaque : « Go West – Des architectes au pays de la contre-culture » (Parenthèses, 2014).
D’autres surprises attendent
A droite du bureau d’accueil, situé dans l’axe de la porte d’entrée, un dégagement offre trois possibilités aux visiteur.e.s, trois impacts visuels forts. Une tenue suspendue, à la « 2001 L’Odyssée de l’espace » (Stanley Kubrick, 1968), retient l’attention. Elle est située dans une nouvelle salle qui regorge d’outils utiles à la découverte du monde des guêpes et, dans des cadres à caisson pour papillons, figurent des bandes magnétiques et des échantillons de nids.
Au fond de cette pièce, derrière une cloison, dans un recoin, un pot tourne sur lui-même, éclairé par un mini spot, une petite caméra enregistre sa révolution. Qu’est-ce donc ? Impossible de reconnaître son contenu orangeâtre. Dans ce couloir, toutes les recherches dessinées, les références plastiques et écrites, sont placardées sur un panneau de liège. Une planche de Paul Kirchner, les dirigeables d’archigram, des notices techniques, des photocopies de nids de guêpes potières tellement explicites, montrent à merveille le processus de création de l’artiste.
En rebroussant chemin, à droite, encore une petite salle, un drôle de dispositif y fait tourner un genre de zeppelin. A y regarder de plus près, ce ballon oblong est recouvert de cellulose de polistes.
Une lueur nous appelle dans une dernière salle obscure. Un étrange film est projeté sur toute la hauteur du mur du fond. L’écran se divise en trois parties, monochrome et compact en partie inférieure, une masse orange devient mousseuse et ressemble à des arbustes filandreux au centre ; dans la partie supérieure droite, des stries évoquent un ciel bleu azur ; le tout dessine un paysage.
Sommes-nous devant l’observation d’une planète en vue microscopique ? En effet, un léger mouvement continu, en rotation, de cette masse invite à se remémorer « Solaris » de Andreï Tarkovski (1972, d’après le roman éponyme de Stanislaw Lem, 1961). Qui sait ? Rappelons-nous la morale de l’histoire : un scientifique est appelé à rejoindre un collègue sur la station d’observation gravitant autour de Solaris. Résultat, avant de découvrir si des extraterrestres vivent sur cette planète, des souvenirs le hantent et l’amènent d’abord à mieux se connaître.
Quand nous voyons à quel point Jérôme Poret s’applique à nous faire découvrir tous les talents des guêpes pour mieux en prendre soin par l’entremise d’une richesse de propositions plastiques, bien humaines celles-ci, il est permis de penser que cette leçon de vie solaristique peut s’appliquer ici-bas.
A La Traverse, dans l’espace-temps de cette remarquable exposition au titre programmatique « Géopathie des neiges » **, un récit visuel et sonore sollicitait corps et esprit dans un même mouvement.
Perspectives
Jusqu’à quand sera-t-il possible de vivre en symbiose avec les autres espèces vivantes ? Les créations de Jérôme Poret incitent à redoubler d’attention quant à l’importance des guêpes dans notre environnement. Tellement mal aimée, la guêpe est pourtant aussi importante que l’abeille.
Comme le dit le grand spécialiste des bêtes, chroniqueur à Charlie-Hebdo, Allain Bougrain-Dubourg : « Les guêpes dites « parasites » se révèlent très précieuses dans la lutte contre les insectes ravageurs en agriculture. L’Institut Suisse de bio-informatique, qui a réalisé une étude poussée sur cette lutte biologique, souligne que l’avantage avec la guêpe, par rapport aux pesticides utilisés en agriculture, c’est qu’elle cible quelques organismes alors que la chimie tue sans discrimination. Le rôle de régulatrice des guêpes dans les populations d’insectes est largement reconnu ». ***
Si nous y ajoutons ses qualités d’architecte et la façon dont Jérôme Poret la valorise en la transformant en médium artistique, nous ne pourrons que la laisser tranquille quand elle viendra rôder autour de nos assiettes l’été prochain.
Christophe Le Gac
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* Feuille de salle pour la visite de l’exposition
** Géopathie est un terme inventé par Bruno Latour pour nous sensibiliser aux relations entre toutes les espèces vivantes sur la Terre
*** https://charliehebdo.fr/2022/08/ecologie/biodiversite/la-tentation-den-piquer-pour-la-guepe/