
Le soleil s’est déjà levé depuis une bonne heure quand j’arrive à l’atelier DE-SO Asia à Thao Dien dans le district 2 ; je gare ma moto bike dans le parking où quelques mares d’eau me rappellent qu’il a abondamment plu la veille. Chronique du Mékong.
« Agis dans ton lieu, pense avec le monde »
Édouard Glissant
À grandes enjambées, je traverse rapidement le ponton de bois effrité de mon ami San, j‘aperçois les ridées ondulantes sur le plan d’eau en forme de haricot, les libellules virevoltent déjà dans un vrombissant croissant.
Je caresse sans hésiter, par routine, les chiens vietnamiens aux poils ras, ils me font toujours la fête, épuisés de leur nuit de garde, inquiets des premières chaleurs qui s’annoncent.
Je déloque la porte vitrée fermée par une serrure chinoise rouillée et j’entre dans l’agence…

Celle-ci assemble deux boîtes de verre où se trouvent les bureaux et la salle de réunion séparés par un large vestibule extérieur ouvert. L’ensemble est couvert sous un traditionnel toit de paille recouvert de plastique qui compense une étanchéité imparfaite… C’est le principe d’une double toiture ventilée, un truc simple, efficace, frugalo bobo qui marche parfaitement !
Dans cet espace qui n’est ni vraiment dedans, ni vraiment dehors, j’enclenche rapidement le large ventilateur à cinq pales.
À l’intérieur, j’actionne l’interrupteur des climatiseurs et de tous les autres ventilateurs de l’agence.
En pays tropical on sait se rafraîchir très vite !

La lumière matinale jaune orangée filtre à travers les claustras de bois, les rayons lumineux s’étirent longuement sur le sol minéral mat.
Comme chaque matin, je réalise la chance fragile et éphémère d’habiter ce lieu.
Celui-ci n’est ni la géographie rassurante de mes stables montagnes grenobloises, ni l’équilibre achevé des rues Haussmanniennes de Paris, mais un ailleurs quelque part sous les tropiques : une délocalisation utile qui vous booste le cerveau, une prise d’amphétamines quotidienne qui pulse l’envie !
Penser global dans un local journalier
Comme beaucoup d’architectes, je pense que ce que nous produisons, ce à quoi nous adhérons, appartient à un archipel d’intentions flottantes, de pensées qui s’agglomèrent en soi et reviennent de manière inattendue par ricochets.
De cette constellation d’émotions se dessinent nos projets dans des moments imprévus.
Je me remémore en boucle ces matins, la chose la plus douce et percutante récemment entendue à la radio par Renzo Piano.
Il énonce dans une clarté éblouissante : « Nous sommes la somme de toutes les personnes que l’on a aimées, les livres qu’on a lus, les films qu’on a regardés, les voyages qu’on a faits, les amours que l’on a eus, on est ça ! » *
C’est une évidence, ce grand architecte a tellement raison, les éléments de notre propre mémoire jaillissent de manières incontrôlables sur notre manière d’être, avec immanence, à n’importe quel moment.
Innover, c’est en partie s’accrocher à des pensées universelles reliées qui surgissent avec fulgurance. La somme de ce tout mélangé se cristallise toujours à un moment et on ne sait jamais vraiment quand cela arrive…
La création s’explique difficilement mais ce que je sais est qu’elle se travaille avec une rigueur d’athlète comme dans la pratique des arts martiaux asiatiques.
Avec répétition et abnégation, on refait cent fois les mêmes choses, le même exercice pour un résultat toujours meilleur, une hygiène de travail au quotidien perturbé par chance par l’aléatoire et le hasard des opportunités.
Dans ces enchaînements d’exercices et ces répétitions, pratiquer avec assiduité un lieu et le comprendre fait sens.
Bien faire avec désirs et envies, c’est un peu notre métier d’architecte, dur à tenir et périlleux à énoncer clairement dans ces temps incertains…
Les bureaux forment un large impluvium, un cercle autour du bassin de faible profondeur agrémenté d’une petite île artificielle sur laquelle un arbre fleuri trois fois dans l’année.
L’eau de couleur sable vibre d’activités sous-marines.
Le bassin est empli de poissons qui font le plaisir des enfants, ils les nourrissent sous les regards attendris des parents visitant le jardin le week-end.
Dans la composition du Feng shui Vietnamien, ce bassin est intitulé « Khoi Fish »,** l’eau irisée de multiples reflets vibrants impulse en nous des effets d’attractions.
Nous sommes au cœur de Saïgon dans un petit paradis vert au niveau maximum de CBS*** (Coefficient de Biotope par Surface) !
En saison des moussons, lorsqu’il pleut, les toits déversent dans le bassin une telle quantité d’eau qu’en débordant, elle entraîne avec elle parfois les poissons qu’on ramasse frétillants devant la porte de l’agence.
L’eau sature et s’infiltre sur le sol de l’agence malgré les efforts de tous pour évacuer les flaques incontrôlables.
Tout notre matériel informatique est surélevé, la sécurité électrique des machines se joue à quelques centimètres gagnés au-dessus du sol…
La ligne de flottaison sur laquelle je marche est sensible, fragile, incertaine et je m’inquiète qu’un jour, une grande inondation nous fera tout perdre.
C’est ainsi que l’on vit ici, rien n’est acquis ! Cet état incertain me plaît…

À l’arrière de l’agence, au rituel du petit-déjeuner, se faufilent sur les branches d’arbres plusieurs écureuils roux, ils se jettent sur les miettes des Bánh mì**** sur la table en bois de notre cantine en balcon sur les cocos d’eau.
Au Vietnam on petit-déjeune rarement chez soi, on achète des plats préparés au petit matin le long des rues ou l’on déjeune dans les rues animées avant d’aller travailler ; la rue vietnamienne est l’espace de sociabilité le plus varié et le plus énergisant.
Le poisson mascotte de l’agence, un combattant noir dans un bocal transparent, semble me fixer avec détachement et une indifférence quasi stupide. J’aime bien les poissons mais, à part les gros cétacés, je pense difficile pour nous, humains de communiquer avec eux… Dans un pays bouddhiste où la conscience d’une réincarnation est omniprésente, je me demande toujours qui autour de moi sera un jour ressuscité en poisson…
J’ouvre mon MacBook portable, éloigne les fourmis glissées à l’intérieur qui s’échappent en panique lorsque l’écran s’ouvre, j’essaie de ne pas les écraser en pensant à leur karma et si nous sommes mercredi je débute la journée avec la lecture des Chroniques… `
La distance de 1 100 kg CO²eq avec mes pairs abolie, je me retrouve plongé dans les doutes et les affres du métier d’architecte en me demandant si la prise de conscience écologique fait toujours bien les choses… Les rapports du Giec et la dégradation de la biodiversité affolent les compteurs, on va bientôt forer sous les océans, peu de projets donnent envie…
La peur générée par tout ce qui nous entoure nous plonge vers un drôle d’oubli et masque sournoisement les fondamentaux de notre métier, il est expliqué aux étudiants qu’il ne faut plus construire et que les charrettes ne servent à rien. Qui peut donc énoncer de telles conneries ?
Dans cette ambiance incertaine, je sens poindre un ras-le-bol généralisé, il va bientôt se muter en rebellions. Nous sommes en transition et dans ces périodes émergent tant de choses, les modèles tombent !
À 10 heures la luminosité blanche révèle fermement les matières.
Nous attendons que les rayons verticaux du soleil quittent nos tables blanches pour mieux lire et percevoir nos écrans de travail.
Les larges débords de toitures protecteurs ombrent efficacement l’intérieur des pièces.
Concevoir des passées de toits en milieu tropical, c’est au fond très utile… C’est la leçon d’Ernest Hébrard et des maisons indochinoises !
À onze heures précises, un rituel se met en place ; le même gros lézard au ventre bleu se dodeline dans le vestibule de l’agence, il rejoint le bassin.
Il repassera mécaniquement trois quarts d’heures plus tard devant les chiens rageurs qui n’arrivent jamais à le choper.
Cela fait trois ans que je le vois évoluer sans vraiment pouvoir échanger…
Il y a quatre ans, dans la même famille des reptiles, un serpent était entré dans les cloisons, créant une panique indescriptible à l’agence. Durant une semaine, terrorisés, plus personne ne voulait travailler proche de ladite cloison où il s’était lové.
Nous ne l’avons jamais revu, et il y est peut-être encore et la cloison, elle n’a pas bougé …
Au zénith du soleil de midi, les cigales synchrones démarrent leurs stridulations.
Ces chants différents des cigales provençales, ce sont de longs sifflements entêtants, ils vont alors durer deux bonnes heures.
C’est le signal envoyé pour que les chiens, reposés de leur nuit de garde, reviennent à l’agence au moment du repas, moments d’échange avec les animaux et regards attendris…
« L’essentiel est invisible pour les yeux » dit le renard au petit Prince.
Seuls ceux qui ont eu des chiens comprendront…
Au fond rien n’est dû au hasard…
Je parle de supports, de plateformes, de terrasses, de socles et de paysages où s’insèrent et s’ancrent des géométries humaines et des architectures, et cette oasis terreuse en cœur de Saïgon inspire.
C’est un lieu d’apprentissage parmi tant d’autres sur terre, il est empli de variations de nature et de lumière en milieu tropical. Comme les jardins de Monet à Giverny, ce sont des lieux amplifiés, des testeurs d’émotions que chacun fabrique autour de soi.
Geneviève Asse, peintre, m’avait décrit son rapport à la nature ; seul son rapport impérieux de la recherche incessante de la lumière comptait. Elle m’avait avertie quelques jours avant le passage de mon diplôme ! La réinvention de la nature est une source d’inspiration infinie pour tous.
Ses grands tableaux bleus sont des fragments de lignes lumineuses horizontales, des climats, des lumières et des espaces. Ils nous parlent des vrais sujets !
Les clients qui viennent à l’agence sont surpris par l’étrangeté du lieu, du jardin, du plan d’eau, des simples filtres de bois sous l’impluvium et du calme pour contempler la lumière. Ils ressentent intensément le passage bruyant des orages.
Après s’être un peu égaré dans le labyrinthe vert et avoir déniché l’entrée, ils se questionnent tous de la même manière ; en regardant dehors, dedans puis dehors ;
Pour les Européens, c’est une fascination, pour les Vietnamiens, c’est une interrogation.
En fin d’après-midi, les souris planquées au-dessus des plafonds en bois de nos boîtes déménagent je ne sais quoi en prévision de la soirée.
On entend distinctement le rebondissement saccadé de leurs pattes sur le plafond, deux chats embusqués veillent et font la police.
À 18 heures, la nuit tropicale tombe d’un coup, les chauves-souris sortent de nulle part et filent se régaler d’insectes virevoltants au-dessus du plan d’eau.
Elles traversent avec une virtuosité incroyable le vestibule encombré de maquettes pour rejoindre leur territoire de prédilection de chasse.
Gare aux moustiques, il vaut mieux être en pantalon et avoir des chaussettes !
Au crépuscule, les Geckos (petits lézards porte-bonheur, chasseurs redoutables de moustiques) s’agglutinent comme de la pâte collante aux vitres de l’agence grâce aux fines lamelles dont ils disposent sous les pattes.
De l’intérieur des pièces on perçoit distinctement leur ventre blanc rebondi.
Le son émis est un claquement sec saccadé, il va durer encore trois ou quatre heures…
Le niveau ambiant sonore s’amplifie graduellement et il devient alors plus difficile de se concentrer.
Plus tard, je sors dans le jardin noir et sans lune, je tâtonne en retrouvant le ponton branlant. Avec le bruit de mes chaussures, je discerne dans l’obscurité sur quoi je marche, organique ou minéral… J’entends le croassement des grenouilles qui répondent aux Geckos, qui répondent à leur tour aux claquements du bruit des balles du terrain de Pickleball jouxtant l’agence.
Les jours de pluies, s’élèvent une symphonie et un claquement de sons inimaginables, tout s’amplifie magistralement avec l’humidité ambiante.
Ma selle de moto est trempée, je mets le pied dans une mare d’eau pour y accéder, j’enclenche la clef et je démarre au plus vite pour échapper à cet enfer vert, épuisant pour les sens…
Je pense aux non-lieux décrits par Paul Virilio ;
Ouf… Il reste encore plein d’archipels de résistances…

Olivier Souquet
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* Interview de Renzo Piano sur France Inter avec Léa Salamé le 17 Octobre 2024
** Les significations du bassin koï Fish représentent la force et la persévérance. Selon la légende chinoise, les carpes du fleuve Jaune, après avoir remonté le fleuve, s’envoleraient vers le ciel en se transformant en dragons.
*** Le coefficient de biotope par surface (CBS) inventé au XXe siècle par les bobos définit la part de surface éco-aménagée (végétalisée ou favorable à l’écosystème) imposée sur la surface totale de la parcelle dédiée à un projet de construction. En France il est officialisé par la loi ALUR qui le propose sans l’imposer aux SCOT et PLU.
**** Le Bánh mì signifie « pain de blé ». Le pain, et plus particulièrement la baguette, ont été introduits au Vietnam pendant l’époque coloniale française. La baguette vietnamienne est plus petite que la française et elle est faite à base de farine de blé, mélangée à de la farine de riz, ce qui lui confère une croûte plus mince et plus craquante.