Usé jusqu’à la corde du pantalon de velours, le mythe de l’architecte tout de noir vêtu commence à dater un peu. Très peu de professions ont généré un ‘dress code’ non dit et non écrit mais tellement présent au quotidien. Le costard de l’architecte pourrait avoir fait son temps. Pourtant, s’il tend un peu vers le renouveau, un architecte, ça se reconnaît toujours. Et de loin !
Il porte un pull col roulé noir parfaitement ajusté, ni trop près du corps, ni trop lâche, il a troqué son pantalon de velours à grosses côtes pour un jean avec un peu de corps, le tout chaussé d’indémodables boots en cuir… noir. Elle porte des matières nobles, des coupes déstructurées qui même quand le pull s’enfile par la manche, à un tombé impeccable sur un pantalon un peu large, parfois court. Et des chaussures, toujours du meilleur effet. Elle ne porte que peu de jupes, l’architecte doit en tout temps pouvoir visiter un chantier.
C’est un mythe qui alimente un fantasme absurde, l’architecte serait sans cesse habillé en noir, toutes circonstances confondues. Les plus originaux choisissant le gris, les plus guillerets le bleu nuit. Le panel est réduit, comptant autant de couleurs que de marques autorisées à recouvrir les épaules des concepteurs depuis des décennies ! Un architecte, quand il est bien dans ses baskets, il n’en change pas. La bête est fidèle à ses maîtres, comme à ses coups de cœur.
La mode a eu Arletti et Charlotte Gainsbourg, la peinture Camille Claudel et Vincent Van Gogh, l’architecture retiendra les lunettes de Le Corbusier. C’est un cliché immuable. Un mythe vivant pas si éloigné d’une bonne vieille ritournelle marketing, ce ‘je ne sais-quoi’ d’archi dans les boutiques à la pointe de la tendance.
La faute à Corbu ? APC, Maison Martin Margiela, et depuis les années 80 Yamamoto, Comme des Garçons… L’architecture se mondialise, l’habit aussi, tandis que les lunettes en deviendraient presque malgré elles une signature.
Ce look étudié, tellement pointu et tellement simple, incarne le raffinement de la profession, un dandysme né il y a plusieurs siècles, quand déjà les architectes se faisaient portraiturer par les plus grands peintres de l’époque, à l’image de Charles Garnier par exemple. L’homme de l’art insiste sur son côté arty intello, plus que sur celui de dresseur de bétonneuse Caterpillar.
Déjà au temps des Percier et Fontaine, et bien avant Instagram, l’architecte faisait le bonheur des chroniqueurs mondains. A travers le chic d’une prétendue élégance, les architectes étaient alors prescripteurs et détenteurs du bon goût absolu. Au-delà du vêtement, ce sont leur posture et leur comportement qui insufflaient une aura particulière, distinctive dont il demeure quelques irréductibles afficionados.
Roland Barthes disait à propos du dandy : «Pendant des siècles, (…) changer d’habit, c’était changer à la fois d’être et de classe, car l’un et l’autre se confondaient. C’est alors qu’on a vu apparaître dans le vêtement une catégorie esthétique nouvelle, promue à un long avenir : le détail. C’est le détail («rien», «je ne sais quoi», «manière») qui a recueilli toute la fonction distinctive du costume : le nœud d’une cravate, le tissu d’une chemise, les boutons d’un gilet, la boucle d’une chaussure ont dès lors suffi à marquer les plus fines différences sociales ; dans le même temps, la supériorité du statut, impossible désormais à afficher brutalement en raison de la règle démocratique, se masquait et se sublimait sous une nouvelle valeur : le goût, ou mieux encore, car le mot est justement ambigu : la distinction».* C’est peut-être simplement le sens du détail qui caractérise la tenue des architectes.
Heureusement que s’ils portent tous le même uniforme, les architectes ne produisent pas tous la même architecture. Alors, pourquoi si peu de couleurs, voire d’audace, quand certaines architectures témoignent de la vision en couleurs des rétines des architectes ? Il est vrai que le noir évite aussi des approximations dans l’harmonie des tons. Surtout, aurait peut-être dit Pierre Soulages, le noir est un langage.
Roland Barthes, dans un autre essai de 1957, après avoir rappelé qu’un habit n’est pas qu’une protection, une marque de pudeur et une ornementation, critiquait l’absence «de réflexion et de définition sur ce que pourraient être à un moment donné un système vestimentaire et l’ensemble qui le constitue (contraintes, interdictions, tolérances, aberrations, fantaisies, congruences, exclusions)».** Il suggérait de comprendre le vêtement comme un langage suivant le modèle saussurien et d’analyser comment le costume s’insère dans un système formel organisé, normatif, consacré par une société.
Si l’architecte est reconnaissable à son look très rigoriste, ne faudrait-il pas écrire que le noir fait l’architecte ? Faut-il dans ce cas considérer une situation idéale où l’architecte et son dressing seraient en parfaite adéquation, et entendre que si le vêtement ne fait pas l’architecte, peut-être qu’il le devrait ?
Imaginer un lien entre l’architecte et son habit revient à considérer ce dernier comme un signe, c’est-à-dire un élément qui ne vaut pas uniquement en lui-même et pour lui-même, mais renvoie à autre chose, un statut social, un talent, une voix.
Pourtant, aujourd’hui, de plus en plus, l’architecte a les cheveux fous, un t-shirt, des baskets avachies, des lunettes en écailles marron, le casque d’une Vespa pendu au bout du bras. La moustache de Claude Parent a laissé place à la barbe très 2018 de rigueur. Aujourd’hui, l’architecte est devenu un archétype de la branchitude la plus élémentaire. Il ressemble à n’importe quel pubard, graphiste, journaliste, ingénieur jeune et citadin, la cigarette électronique au coin du bec en plus.
Le souci du détail justement, qu’il soit d’architecture, technique ou vestimentaire, serait-il en voie d’extinction ? Et avec lui, une certaine idée de la profession ?
Alice Delaleu
**Roland Barthes, Histoire et sociologie du vêtement, 1957
* Roland Barthes, « Le dandysme et la mode », juillet 1962