«Nous ne pouvons pas donner une ambition à notre compagnie, travailler sur le devenir de l’architecture en nous ouvrant sur le grand large, si ça n’intéresse que quelques rares académiciens», se désolait Martin Robain, le Président de l’Académie d’Architecture, dans un courrier adressé le 27 novembre aux académiciens. Alain Sarfati répond à ce courrier.
Cher Martin,
Tu m’as adressé, ainsi qu’à tous les membres de l’Académie, une lettre pour regretter le peu d’intérêt marqué à une conférence organisée par l’Académie d’un architecte chinois, venu de Chicago avec son professeur et quelques autres participants de l’Illinois State University. «Vous auriez appris une manière sensible et humaine de réaliser des projets, à la fois moderne et locale, post Wang Shu et fortement inspiré de Luis Barragan. Des beaux projets ! Si ce terme a encore un sens», écris-tu.
L’Académie d’architecture se réveille, j’attendais ce moment depuis longtemps. Son président s’exprime, il dit son désarroi, sa déception et il faut le comprendre. Ses efforts sont restés vains face à l’inquiétude d’une profession démunie devant une maîtrise d’ouvrage étique et une architecture sans relief. La profession ne sait plus à quel saint se vouer, alors quand on lui propose de se déplacer pour venir écouter un charmant architecte chinois, accompagné de son professeur, de son promoteur et de sa banque, elle ne se déplace pas, elle.
Notre confrère, Dong Gong (Vector Architects), est venu exposer une œuvre «puissante, brutale, glaciale», ce qui dans cette période de réchauffement climatique tombe à point nommé. Il entend affirmer une croyance largement partagée par la profession, l’universalité de l’architecture. Mais, hélas, ce n’est pas d’universalité et de différence dont il est venu entretenir l’auditoire mais d’un internationalisme qui continu d’exister contre vents et marées. Je pèse mes mots.
Mon cher Président, tu parles de références à Luis Barragan, je rajouterai une couche de Tadao Ando et je laisse de côté tous ceux qui n’ont pas compris que l’architecture est un art mais pas un art contemporain comme les autres. Ce que mes confrères et moi cherchons, c’est un art qui parle à tout le monde, qui ne soit pas si froid et exclusif au point d’interdire de laisser traîner, ne serait-ce qu’un livre sur une table.
Le Corbusier a réussi, à Ahmedabad, à construire la maison des filateurs dans laquelle rien ne s’est jamais déroulé. Dans la même ville, Louis Kahn a réalisé une résidence pour étudiants, inhabitable, mais toute aussi magnifique. Ce que la profession toute entière attend est un changement de paradigme. Il appartiendrait à l’académie d’architecture de porter ce changement, de le mettre en débat, pour que les académies d’architecture du monde entier nous emboîtent le pas. Le travail est à initier. Il ne s’agirait pas d’une beauté désincarnée sur papier glacé, photographiée à la tombée de la nuit, mais d’une beauté qui tire son exemplarité de sa multiplicité, de sa capacité à rendre compte des différences.
La Chine est un grand pays aux cultures diverses. Wang Shu en a été le premier Pritzker, il y aura d’autres architectes chinois à l’obtenir, ils sont déjà sur les rangs. Ils devraient ne jamais oublier d’où ils viennent s’ils veulent savoir où aller. Culture et nature sont les sources du sens, d’une esthétique inépuisable et partageable. L’architecture a été déclarée d’utilité publique, ce qui crée l’obligation d’apporter aux citoyens la part de beauté qu’ils aimeraient partager alors qu’on leur renvoie l’image d’une beauté non désirable.
Les féministes elles-mêmes (journal ELLE) l’ont compris. La beauté photoshopée d’une couverture ne fait plus vendre, désormais il faut du contenu. Le contenu commence par le partage d’un imaginaire désiré. L’universel de l’architecture, celui qui rapproche le Mont Saint Michel de l’Alhambra, Notre-Dame-du-Haut à Ronchamp ou la bibliothèque de Berlin est d’abord dans une émotion, du sens et une démarche. La croyance dans la seule technique, source de toutes les innovations, nous a conduits dans une impasse, c’était écrit, l’ordre du béton est une impasse.
Je comprends nos confrères, inquiets, en proie au BIM, car ils ne voient rien d’autre poindre à l’horizon que de la gestion. Le graal n’est plus à chercher, il n’y a qu’à le mettre en œuvre. Nous nous éloignons inexorablement de l’architecture comme art majeur, partagé par le plus grand nombre, un art de la ville, du logement, de la rue, du plaisir de vivre ensemble. La technique est au service de l’architecture. Si elle sert les projets de bâtiment de notre cher Dong Gong, celui-ci avec ses «merveilles» ne sert pas l’architecture. Dans le pays du Feng Shui, la transparence n’est pas de mise, l’orientation est un des fondements de l’architecture, la nature et la culture nous le rappellent au quotidien.
Mon cher Président, tu as raison de nous inviter à sortir. C’est justement parce que je sors et que je suis l’actualité de l’architecture et son uniformisation que j’ai, comme beaucoup d’architectes, le sentiment de me trouver face à une entreprise titanesque du type «Barrage contre le Pacifique». Le débat ne te semble pas possible et pourtant ce sont les termes de cet échange qu’il est indispensable de mettre en place, c’était ta mission, celle de tout architecte prêt à se battre pour ses convictions.
A l’heure de la mondialisation, nous devons proposer une architecture de la différence dans notre paysage quotidien. Je crois à la nécessaire exaltation de la beauté du monde dans sa diversité, ce devrait être la mission paradoxale de l’Académie d’Architecture. Je crois, comme toi, à une vision de projets à la fois moderne et locale, mais contrairement à toi, je pense que la notion de projet doit avoir du sens. C’est la notion de modernité qui s’est vidée de son sens. Nous ne mettons probablement pas les mêmes contenus derrière chaque mot puisque je partage ton souhait mais pas tes doutes.
Face à la défense de la biodiversité, qui est une noble cause, l’architecture doit renvoyer à la société le reflet de sa richesse et non de son uniformité. Voilà pourquoi, de mon point de vue, l’académie se meurt malgré tous les efforts pour recruter de nouveaux membres. Le temps de la fuite en avant aura une fin, gageons que l’architecture aura un futur.
Alain Sarfati
Retrouvez toutes les Chroniques d’Alain Sarfati