Il paraît que quand le bâtiment va, tout va. Mais quand l’architecture ne va pas, c’est qu’en réalité, rien ne va. En effet, rien mieux que l’architecture témoigne du dynamisme d’une société, elle est également le symptôme d’une société en déclin. Pourquoi ? Parce que l’architecture est au cœur de toute société humaine, quelle qu’elle soit ou fut. Il suffit donc de regarder l’architecture en France pour se faire une idée de l’état du pays.
D’aucuns ont pris exception du fait qu’une seule agence française – LAN – soit invitée à la Biennale d’architecture de Venise 2016. Certes il y a 11 agences allemandes, 9 suisses, autant d’espagnoles, huit portugaises, mais bon, même s’il y a encore deux agences belges, deux autres néerlandaises et, à l’égal de la France, une agence de Roumanie, une de Pologne, entre autres destinations exotiques, cela ne veut pas dire que les Français ont été sciemment évincés de la Biennale. Disons plutôt qu’ils le furent sans doute par inadvertance, et cela vaut encore mieux qu’une invisibilité par défaut.
L’architecture n’irait pas bien en France ? Comment en douter. L’agriculture ? Les paysans, manipulés et menacés de toute part par les céréaliers, les industriels de l’agro-alimentaire et la grande distribution, multiplient les jacqueries sans autre perspective d’avenir que de nouvelles aides de l’Etat. Lesquelles permettront sans doute au final à tous les intermédiaires de sanctuariser leurs marges.
L’école ? L’éducation ? L’enseignant, payé en France jusqu’à cinq fois moins que ses collègues de l’OCDE, est totalement déconsidéré. En guise de débat, une polémique sur la réforme de l’orthographe. C’est sûr, il n’y a pas d’autres urgences. Comment écrit-on assensseur çossial an pane ?
Le sport ? Certes la France peut toujours compter sur les exploits individuels de quelques-uns de ses héros. Sinon, elle ne compte aucune équipe de foot parmi les meilleures en Europe sauf le PSG propriété des Qataris, son équipe de rugby sort humiliée de la coupe du monde, le favori à l’élection de la FIFA, organe mondial du foot, est un Français mais il en est exclu comme un malpropre. Pas une victoire dans le tour de France depuis 25 ans ! Bref, le management à la française, quelle réussite !
L’économie ? Ah, surtout l’économie mondiale. Dominique Strauss-Khan, ancien directeur du FMI, disparu comme on sait du champ d’honneur. Christine Lagarde qui lui succède et réélue récemment à la tête de cette institution malgré quelques déboires judiciaires en France dans l’affaire Tapie. D’ailleurs, comment explique-t-on Tapie à un étranger ? Le French flair ? Ne parlons même pas de l’économie domestique… Bref, question business, la France sait faire.
L’industrie ? Disons les choses comme ça : quand la France collabore pleinement avec ses partenaires européens, ça donne l’Airbus, un succès planétaire. Quand elle se débrouille toute seule, ça donne le Rafale invendable. La France des champions du monde a pourtant fait long feu, les majors ayant asséché le réseau de PME innovantes. Après d’aucuns s’étonnent de la perte de savoir-faire des entreprises françaises, y compris celles d’architecture.
L’armée ? La piste du porte-avions est trop courte. La SNCF ? Les trains sont trop larges. La santé ? La France est le pays qui consomme le plus de médicaments par habitant en Europe. Les grands projets ? Le gouvernement de la république laïque en est à prier Notre-Dame-des-Landes d’inventer un miracle, quel qu’il soit.
La politique ? Ce n’est rien d’écrire que l’affligeante médiocrité de nos hommes politiques est une punition. Dans quel autre pays un type comme Jean-François Copé aurait fait un tel ‘come-back’ comme on dit dans les Hauts-de-Seine ? Rien que le fait qu’il puisse lui-même l’envisager en dit long sur la dégénérescence de l’homo politicus français, et cela sur toute la gamme du nuancier. Certes les Américains ont Donald Trump. Mais ils ont aussi Obama. En France ni l’un ni l’autre n’a sa chance s’il n’est pas un élu de Tulle, de Meaux, de Neuilly ou de Villeneuve-sur-Lot. Les architectes de province, ils font comment ?
Nous pourrions continuer cette liste jusqu’à la caricature. Ce n’est pas l’architecture qui a des problèmes – même si en effet elle a les siens propres – c’est le pays tout entier qui s’abîme dans l’immobilisme et l’architecture, première victime collatérale, en témoigne violemment. C’est pourquoi les architectes, comme les éleveurs, les enseignants, les amateurs de sport, les militaires ou les médecins sont attaqués de toute part. Qui aurait imaginé il y a encore dix ans un architecte ‘auto-entrepreneur’ ?
C’est pourtant de l’architecture que pourrait naître une alternative. Puisque les architectes sont au cœur de tous les domaines de la société, que rien ne peut être construit sans eux (sauf bien sûr les maisons de moins de 170m²), ils ont à ce titre vocation à participer au débat, sinon par goût au moins par devoir. C’est vrai, tout est fait pour raccourcir leur laisse mais puisqu’ils sont parmi les rares capables de se projeter sur la durée de vie de leur bâtiment et gérer le temps long des projets, ils sont peut-être les mieux à même de concrètement transformer à terme notre mode de vie. C’est à eux de s’engager et convaincre.
Hélas, de quels débats sont-ils porteurs ? Comme pour le reste de la société, ils sont divisés entre héritiers arrogants, quelques grandes agences qui, par prudence, refusent à s’engager, une constellation de soutiers de proximité, tandis que les rares hommes de l’art essayant de porter une pensée critique sont désormais inaudibles, voire souvent en proie ou victime de haines cuites et recuites à la limite de la grossièreté. Dit autrement, chacun essaye au mieux de tirer son épingle du jeu et l’esprit de l’architecte désobéissant cher à Renzo Piano a disparu. La chute des pourcentages d’honoraires, la perte de savoir-faire, les conditions de travail qu’acceptent des agences, en témoignent.
Ce qui au final s’inscrit dans la logique d’un pays géré par des énarques. Or l’ENA, comme son nom l’indique, est une école qui forme des administrateurs, dit autrement des gestionnaires, des gérants d’arrière-boutique. L’innovation, l’entreprenariat, la créativité, une nouvelle offre politique sont des mots de l’architecture qui ne font pas partie ni de leur vocabulaire ni de leur formation. Au contraire, cela représente tout ce qu’ils exècrent. CQFD.
Christophe Leray