Aux armes combattant(e)s ! Il y a sept ans déjà paraissait le livre de Rudy Ricciotti L’architecture est un sport de combat – conversation pour demain*. Nous y sommes. Il y eut entretemps François Hollande, la loi ALUR, puis Emmanuel Macron et enfin la loi ELAN. Que du beau monde pour se préoccuper de l’Architecture !
Un pamphlet à lire et à relire à plus d’un titre, une prémonition sur ce qu’il allait advenir de la profession d’architecte, de son enseignement, de la perte des savoirs ancestraux et artisanaux, mis à mal voilà bien longtemps. Il faut reconnaître que ce livre, ou plutôt Rudy Ricciotti, aborde avec véhémence, sans langue de bois, des sujets auxquels beaucoup ne penseraient pas, même tout bas !
Je me souviens que l’ouvrage passait de mains en mains, suscitant autant d’émerveillement que de stupéfaction mélancolique.
L’architecte serait-il devenu un guerrier des temps nouveaux ? Ou plutôt un samouraï de l’ancien monde, un rônin – un samouraï sans maître – abandonné de tous, errant désespérément à la recherche d’une cause à défendre – ou d’un maître – pour une architecture de demain ?
Alors l’architecture sport de combat ou art martial ? Et l’architecte, guerrier ou samouraï ? Jean-Claude Van Damme ou Keanu Reeves ?
Il n’est pas question ici seulement de la pratique du métier d’architecte, pas plus que sa technicité, les réglementations et les compétences inhérentes à la profession. Il s’agit plutôt de ces choses non dites, que l’on n’enseigne pas mais qui, codées par un algorithme ancestral faisant l’unanimité, sont l’objet d’une abstraction déconcertante mais combien agréable quand le projet d’architecture passe la porte de l’agence.
Des règles encodées donc qui commencent par le repas offert, les cadeaux de fin d’année mis à disposition au nom de Noël et de la nouvelle année. Puis vient le tour de la faisabilité réalisée gratuitement au nom du partage des risques, histoire pour l’architecte de montrer sa motivation. La rémunération vient prendre place plus tard dans le débat. Une proposition de rémunération dit-on ? Comme si l’architecte ne méritait pas de salaire ! La proposition est débattue, négociée au rabais, si bas que l’architecte en finirait presque par offrir au maître d’ouvrage 100 balles et un Mars !
Alors, Combat ou Art martial ? Parce que le combat, et plus particulièrement le sport de combat, à ses règles bien établies, précises et connues de tous. Monter sur le ring, entendre la cloche sonner, traverser un espace-temps dont le terme est la mise à terre de l’un des deux combattants.
Qui dit sport de combat dit également compétition, un affrontement entre individus. Le duel se déroule sous une forme compétitive où sont généralement attribués des points aux participants, les combats pouvant aussi se terminer par KO, projection, ou soumission.
L’architecte devient ce vieux boxeur de Jack London**, trimardeur sur les quais à la recherche d’un travail – dans les salons à la recherche d’un promoteur – et ne mangeant qu’un maigre déjeuner le jour du combat – le jour de l’appel d’offres. Ce combat – cette offre – doit lui rapporter les trente dollars – 3 000 €uros – dont il a absolument besoin pour payer son loyer et obtenir un nouveau crédit chez l’épicier – son banquier – pour nourrir femme et enfants.
Fauché, Tom King, le boxeur de Jack London, ne peut même pas se payer un steak et l’apport des protéines nécessaires pour aborder sereinement son combat du soir. L’argent, il n’en a pas non plus pour payer le tram ou le métro et c’est à pied qu’il se rend à la salle où a lieu le combat, accumulant ainsi une nouvelle fatigue inutile.
Ce soir-là, décisif pour son économie domestique, le vieux boxeur doit affronter un jeune et talentueux boxeur qui a semble-t-il des réserves inépuisables d’énergie à prodiguer sur le ring. Ce jeune boxeur est une sorte de fantôme de lui-même. Il se revoit jeune homme arrogant, incapable de comprendre la source des larmes des vieux boxeurs qu’il avait défaits : larmes incompréhensibles pour celui qui s’extrait de la misère par ses combats et n’imagine pas qu’il retournera à la misère à la suite d’un combat futur.
Il sait qu’il peut perdre aux points mais surtout pas par KO. Aux points, il peut espérer le lendemain remonter sur le ring, par KO c’en est fini. Toute la question pour le vieux boxeur est, comme pour Ali face à Foreman, de contenir les assauts en espérant que son adversaire finisse par s’épuiser pour alors hasarder une réponse bien placée qui l’étende pour le compte. Il calcule le moindre de ses pas, encaisse avec intelligence, et attend son heure pour enfin à son tour lancer ses coups. Seront-ils suffisants ?
C’est encore plus compliqué pour l’architecte : comment esquiver, calculer le moindre de ses pas, encaisser avec intelligence, quand les règles qui lui sont imposées sont à interprétations et géométrie variables ?
De fait, le sport de combat est focalisé uniquement sur l’affrontement, la compétition, la mise à mal pour ne pas dire la mise à mort ! Qu’en est-il des arts martiaux ?
Des écrits citent, il y a plus de 2000 ans en Chine, l’entraînement à mains nues des forces militaires contre des adversaires armés et désarmés. Cependant, de nombreux arts martiaux chinois et japonais remontent leur histoire et leur création non pas aux forces militaires mais à un moine : Bodhidharma. Rien de très concret n’a été retrouvé concernant l’existence et l’implication de ce moine sur l’origine des arts martiaux asiatiques. Mais toutes les histoires se ressemblent n’est-ce pas ?
Selon les légendes, Bodhidharma était indien et aurait étudié le Mayayana (forme de Bouddhisme) durant de longues années. Après un long voyage, il se serait arrêté dans un temple en Chine appelé Shaolin. Étant lui-même adepte de l’union corps-esprit, il décida de s’occuper de la condition physique déplorable de ces moines. Il leur enseigna donc une forme de gymnastique basée sur des mouvements de combat.
Les arts martiaux se focalisent davantage sur la spiritualité, ainsi que sur le développement de la fluidité et mettent en avant le travail de la condition physique – corps – en symbiose avec l’esprit.
Dans son livre Penser l’architecture, Peter Zumthor invite à penser l’architecture, à opérer un retour réflexif et distancié sur ce qui dans l’activité d’architecte relève bel et bien d’un certain travail de la pensée. Il ne s’agit aucunement pour lui de se livrer à un exercice spéculatif ou abstrait. Penser l’architecture signifie toujours pour lui, penser en architecture, l’union de la pensée et de l’esprit. C’est un autre chemin pour l’architecte que le sport de combat.
Alors Art-chitecte ou combattant ? L’architecte serait-il resté le bouffon social de Claude Parent ?
Gemaile Rechak
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* L’architecture est un sport de combat, Rudy Ricciotti (Textuel – 2013)
** A Piece of Steak, une nouvelle de Jack London (1909)