Claude Vasconi est décédé le 8 décembre 2009. Une première rencontre en 2003 s’est révélée fondamentale et m’a fortement influencé. La générosité et l’humanisme de l’architecte étaient tels que pour parler de lui, d’aucuns se sentent dans l’obligation de parler de soi. Récit en guise de portrait posthume.
«Monsieur Leray ?»
«Oui».
«Pouvez-vous passer à l’agence, immédiatement ?»
«OK».
C’est ainsi, qu’une heure plus tard, je rencontrais Claude Vasconi. Seul, dans son immense bureau. Une rencontre importante dans une carrière de journaliste. Ses premiers mots furent : «Monsieur Leray, vous écrivez à la hussarde».
Nous étions au début de l’été 2003, la rédaction de CyberArchi existait depuis 10 mois à peine, je n’étais pas architecte mais journaliste, avec une formation issue du quotidien – j’avais, en 1999, créé la rédaction d’Angers Journal, à l’époque le premier quotidien généraliste local sur Internet. De plus, j’avais reçu cette formation à Chicago, dans les media américains : une histoire (a story) et des faits, point barre. Ecrire des articles factuels et directs s’est révélé d’ailleurs dans un premier temps fort utile puisque j’étais rédacteur en chef des trois sites du futur Groupe CyberArchi. Notre toute petite équipe travaillait alors dans l’urgence et l’excitation des projets en construction.
Et voilà que Claude Vasconi, alors que je n’étais pas encore assis, mettait un grand coup de sabre dans mes premières ‘certitudes’ de rédac’ chef. «Monsieur Leray, vous écrivez à la hussarde». Il n’y avait aucune animosité dans sa voix et son attitude. Je compris rapidement, au fil d’un après-midi passionnant passé en sa compagnie, qu’il possédait un subtil sens de l’humour et une curiosité pointue. C’est à cause de cette dernière qu’il m’avait appelé et du premier qu’il m’avait interpellé en ces termes.
Nous nous étions quelques semaines plus tôt parlé au téléphone à propos du Palais de Justice de Grenoble qu’il venait de livrer. J’avais vu passer un écho dans la presse et je m’étais posé plusieurs questions autour du thème «Qu’est-ce qu’un Palais de Justice à l’aube du XXIe siècle en France ?». Il m’avait parlé des problèmes propres à l’architecture – délais répétés dus notamment à des changements de ministre – mais aussi et surtout, pour répondre à la question posée, de ses intentions et de ce qu’elles sont advenues.
En 1994, lorsqu’il avait gagné le concours, Claude Vasconi avait retenu d’un Palais de Justice qu’il s’agissait d’un édifice public. Faisant de la présomption d’innocence l’a priori de son projet, il avait donc conçu un ouvrage ouvert sur la ville ; ouverture symbolisée notamment par le prolongement du traitement du sol en granit du Parvis jusque dans la salle des pas perdus. «Un Palais de Justice ne doit pas être une maison close,» avait-il expliqué. L’évolution sécuritaire de la société, entre 1994 et 2003, a mis à mal ses intentions. «En guise de banque d’accueil lumineuse, j’ai dû faire un bunker, aux antipodes de ce que j’avais conçu,» dit-il. «Un revers en pleine figure».
Dans un court article factuel écrit, de fait, «à la hussarde», j’avais donc repris ses propos, n’en édulcorant en rien la franchise. Puis, selon les méthodes américaines, je lui avais envoyé avant publication cet article en lecture préalable, ceci afin d’éviter toute erreur factuelle et/ou effet de surprise lors de la publication. C’est à réception de ce papier qu’il m’a convoqué, pour ainsi dire, à son agence. Lorsque sa curiosité à mon propos fut satisfaite et qu’il eut l’explication de la forme de ce texte, il se mit à me parler d’architecture, de ce qui se voit et, surtout, de ce qui ne se voit pas, notamment pour un observateur non averti. Architecture 1.0.1., un cours magistral pour mon seul bénéfice.
Dans la discussion, nous en sommes venus à parler d’Angers. Je lui expliquais que j’avais en fait déjà écrit à son propos, dans le cadre d’un article d’Angers Journal, quand il avait livré les bâtiments du peigne. A l’époque, j’avais mentionné le nom de l’architecte mais anglé le papier sur ce nouveau quartier – créé à la place d’anciens abattoirs situés à côté d’une décharge – et sur le maire, Jean-Claude Antonini (qui se félicitait etc. etc.) tout en donnant la parole aux détracteurs du projet (l’insertion dans un quartier historique, etc. etc.). Point Barre.
Claude Vasconi est parti d’un grand éclat de rire. «Je vais vous raconter une histoire,» me dit-il. Il m’apprend alors comment il s’est imposé dans le bureau du maire (Jean Monnier à l’époque) pour lui expliquer que le projet – un échangeur routier – envisagé sur le site, en bord de Maine face au château d’Angers, était folie. Sur un calque, il dessine en quelques traits l’alternative qu’il lui avait proposée, incluant l’avenir de ce dépotoir situé en zone inondable. Une limpidité éblouissante, celle-là même qui, dans l’heure, avait convaincu le maire de changer ses plans et de construire là un nouveau quartier en lieu de nœud routier.
Architecture 1.0.2., s’attacher à ne pas regarder le doigt (l’immeuble) mais chercher la lune (décrypter l’histoire du projet, le site, les contraintes autres que celles techniques, etc.). L’article, publié quelques mois plus tard, est intitulé La ville réconciliée avec sa rivière. Ce quartier fonctionne aujourd’hui à merveille, le parc dont Claude Vasconi fut l’inspirateur est une formidable réussite et la ville d’Angers l’a échappé belle.
Bref, en sortant de l’agence ce jour-là, j’avais compris que pour parler d’architecture, il fallait parler d’hommes et de femmes. En effet, si l’on veut commencer à percevoir ce qui, a priori, est invisible et pourtant l’essence même de l’architecture, il faut déceler chez l’architecte la volonté de bâtir pour les autres avant de le faire pour lui-même et que cette volonté s’inscrive dans un cadre plus vaste que celui qu’offre un bâtiment ou un site. C’est de cette rencontre que naîtront plus tard les portraits d’architectes que j’écris désormais régulièrement.
Depuis, il ne s’est pas passé un jour sans que je pense à Claude Vasconi, tout simplement parce que l’un de ses tous premiers bâtiments – 57 Métal réalisé pour la régie Renault à Boulogne-Billancourt – est directement sous la fenêtre de ma cuisine. Et depuis six ans que je l’observe plusieurs fois par jour, en toutes saisons, le paysage urbain qu’il dessine n’a perdu aucun de ses attraits.
Pour sa part, Claude Vasconi a fini par me considérer comme un éternel étudiant. Lorsqu’il a gagné le concours de l’hôpital Grâce de Monaco, il m’avait invité à la célébration. Dès mon arrivée, sachant que je lui avais fait part de quelques critiques auparavant, il m’a attrapé par l’épaule, m’a entraîné devant les planches en me disant : «Mon cher Christophe, je vais vous expliquer comment fonctionne mon hôpital». Ce n’est qu’après cette nouvelle ‘leçon’ que j’eus accès au buffet.
Je m’étais promis d’écrire un portrait de Claude Vasconi. J’avais imaginé retourner avec lui visiter 57 Métal. Lui ne communiquait jamais ; son agence n’envoyait pas le moindre communiqué de presse. Il répondait à nos coups de fil, il s’entretenait volontiers avec nous mais sans intention de ‘communiquer’. De fait, il n’a jamais demandé à modifier en rien les articles. Du coup, ceci et cela, entre charrettes et papier pour hier, je n’ai jamais su créer l’occasion. Reste cet hommage posthume.
Pour finir, une dernière remarque. Je m’aperçois qu’en voulant parler de Claude Vasconi, j’ai en fait beaucoup parlé de moi. Ma première intention fut de déchirer le papier (solution radicale autant qu’efficace quand l’exercice est difficile). Mais, en relisant tous les hommages publiés ici ou là chez mes confrères, une chose m’est apparue. Dans chaque réaction ou presque, l’auteur ne parle pas, peu ou prou, de l’architecte ou l’œuvre de Claude Vasconi mais parle de lui-même, en disant ‘je’, comme je viens de le faire longuement, quoique à la hussarde. Et soudain ce papier a du sens. Car là se trouve l’une des clefs de Claude Vasconi. Sa générosité était telle que quand on pense à lui, immédiatement, d’instinct ou presque, on se souvient non de ce qu’il a construit mais précisément de ce qu’il nous a apporté.
Christophe Leray
Cet article est paru en première publication sur CyberArchi le 13 janvier 2010