
Du plus petit espace bâti au plus grand, dans une ancienne centrale électrique au bord du Tage, la Triennale de Lisbonne est une véritable introduction à l’exploration de la technosphère. Chronique d’Outre-Manche.
Le thème de la Triennale d’architecture de Lisbonne 2025 est ambitieux. « Quel est le poids de la ville ? », s’interrogent les commissaires John Palmesino et Ann-Sofia Rönnskog. On pourrait croire à une version plus lourde de la célèbre question de Buckminster Fuller : « Combien pèse votre bâtiment, Monsieur (Norman) Foster ? », mais cette nouvelle question va bien au-delà de la ville. À Lisbonne, à travers trois expositions majeures et une série de projets indépendants, nous sommes plongés dans une exploration de la Technosphère tout entière, laquelle représente la totalité physique et informationnelle de toute la production humaine sur Terre.
Palmesino et Rönnskog, fondateurs de Territorial Agency, une agence d’analyse d’organisation spatiale, affirment que leur question offre une nouvelle façon d’évaluer l’architecture, moteur majeur des bouleversements de l’Anthropocène. Pour rappel, il s’agit de l’ère géologique qui a débuté lorsque l’activité humaine a laissé une empreinte indélébile sur la planète Terre. Cette Triennale explore la technologie, la géographie, l’anthropologie, la géologie, la chorégraphie, l’art et bien plus encore ; mais, rassurez-vous, l’architecture telle que nous la connaissons est également présente. La Triennale décerne également d’importants prix d’architecture. Cette année, la Pakistanaise Yasmeen Lari a reçu le Lifetime Achievement Award, et le cabinet ReSa Architects de Mumbai le Debut Award. Nous reviendrons sur les raisons pour lesquelles ces prix ne sont pas de simples trophées mais des signaux majeurs pour la profession d’architecte dans le monde.

Mais commençons par le bâtiment habitable, véritable star de l’offre publique de la Triennale. L’Anthropcene Apartment, un projet indépendant du cabinet d’architectes tchèque Atelier Holcnerová, basé à Prague. Ce petit appartement sur deux niveaux a été aménagé dans un espace vide près d’un ancien mur de pierre, exposé dans un nouvel intérieur minimaliste et organique, orné d’œuvres d’art et d’éléments en matériaux recyclés, comme des lampes suspendues en fibre de filets de pêche. L’appartement est tellement tendance qu’il deviendra assurément un objet locatif recherché après la Triennale.

Du plus petit espace bâti de la Triennale, nous passons au plus grand. Dans une ancienne centrale électrique au bord du Tage, qui abrite aujourd’hui la moitié de MAAT (l’autre moitié est l’icône tout en courbes d’Amanda Levete (2016)), se tient l’exposition majeure Fluxes. C’est une véritable introduction à l’exploration de la technosphère, à commencer par Calculating Empires de Kate Crawford et Vladan Jolers, un passage sombre qui retrace cinq siècles de développements technologiques jusqu’à l’IA.
Dans l’espace principal, à hauteur de genou, des écrans horizontaux sont suspendus aux plafonds vertigineux de l’espace industriel avec des bandes de plastique transparent dont les reflets lumineux peuvent donner l’impression qu’il pleut. Les écrans présentent des projets allant de la quantification de l’augmentation des émissions de CO² aux particules de poussière cosmique tombées sur Terre (attention aux maquettes de la taille d’un presse-papiers qui traînent au sol !). Si de nombreux projets regorgent d’informations et de schémas, d’autres révèlent des images saisissantes. Le photographe Iwan Baan nous emmène à la découverte des activités d’extraction de schiste bitumineux qui ont ravagé une superficie impressionnante de 140 000 km² en Alberta, au Canada. Le film énigmatique de Katherinne Fielder, « Les Gardiens », nous fait découvrir un équipement péruvien isolé, dont l’architecture contemporaine monumentale est totalement déserte, à l’exception de deux chiens curieux et en bonne santé.

MUDE est le musée du design de Lisbonne, installé dans un ancien bâtiment de la Banque centrale. On y découvre Spectres, toujours grâce à un ensemble d’écrans horizontaux suspendus et traversants. Cette exposition met l’accent sur les technologies d’imagerie telles que la détection par satellite, ou muographie (qui utilise les muons, cousins lourds des électrons). D’autres projets nous emmènent de Tuvalu, ce pays du Pacifique submergé par la montée du niveau de la mer, à la prolifération des barrières terrestres artificielles et aux manchots de l’Antarctique. Le film immersif et sans texte « Correspondences » de Soundwalk Collective et Patti Smith est projeté sur deux larges murs. Sur fond de bande sonore d’ambiance, nous sommes transportés au-dessus des glaciers et des rochers, dans les océans pour observer la vie des baleines, et nous tournons autour du corps tragique d’une baleine échouée. L’impact des activités humaines est évident lorsque nous observons les incendies de forêt et qu’une voix récite les statistiques de leur propagation exponentielle. C’est Smith qui chante, tandis que l’imagerie se transforme en images idylliques et idéalisées d’arbres en fleurs. Sa chanson est fragile, envoûtante, à la fois triste et pleine d’espoir. Le film offre une merveille à couper le souffle, une beauté terrible et une émotion dévastatrice.

La troisième grande exposition de la Triennale est Lighter, présentée au Centre culturel de Belém (CCB, un complexe de volumes monumentaux rectilignes en pierre de Vittorio Gregotti et Manuel Selgado (1992)). Dans une longue et large galerie, des rideaux soyeux et éthérés vous guident à travers les projets, une musique d’ambiance emplit l’air et une lumière verte filtre à travers un magnifique écran intitulé Every Thing Eats Light (2024) d’Alexandra Daisy Ginsburg. Les écrans sont verticaux et non horizontaux. L’exposition appelle à « plus de lumière, moins de masse » et Palmesino la décrit comme « une déclaration politique. Devons-nous en faire moins, ou attendre que la technosphère devienne circulaire ? » Autrement dit, l’avenir est-il celui de la décroissance ou du recyclage intégral ? De nombreux projets laissent entrevoir des lueurs d’espoir et, là encore, la diversité des sujets abordés est extraordinaire, de l’octroi de droits légaux aux écosystèmes aux infrastructures informatiques mondiales.

Lighter inclut le projet Immaterial Matters, finaliste du Prix des Universités de la Triennale, mené par l’ISTCE, un institut de l’Université de Lisbonne. Des chercheurs étudient l’expansion urbaine de la Technosphère en spéculant sur la « Voidsphere », l’espace entre les structures. Leurs images en noir et blanc, dignes d’un dessinateur, sont fascinantes. Une séquence d’images superpose les conditions de Lisbonne, telles que ses îlots urbains de CO², à un astéroïde dans l’espace. Bien que non intentionnel, cela m’a fait penser à l’impact de l’astéroïde Chicxulub il y a 65 millions d’années, qui a anéanti les dinosaures, et au mème « nous sommes l’astéroïde ». Palmesino et Rönnskog nous indiquent que la Technosphère pèse environ 30 000 milliards de tonnes, soit l’équivalent de la Biosphère entière. J’estime ce poids à l’équivalent d’un astéroïde de près de 30 km de diamètre. L’astéroïde Chicxulub mesurait entre 10 et 15 kilomètres de diamètre.

Outre les expositions, deux prix de la Triennale sont décernés, et les lauréats de 2025 proposent de nouvelles approches pour faire face à l’Anthropocène. Leur pertinence pour les pays du Sud est capitale. Le Prix pour l’ensemble de sa carrière a été décerné à Yasmeen Lari, première femme architecte du Pakistan. Sa carrière s’étend sur six décennies et, après les inondations catastrophiques de 2022, sa détermination sans faille a permis la construction de plus d’un million de logements, le tout sans aucune aide financière. Sa philosophie est « zéro carbone, zéro déchet, zéro donateur et zéro pauvreté ». Elle continue de démontrer un point remarquable : le partage des connaissances avec les populations locales peut créer une « échappatoire à la pauvreté ».
Les lauréates du Prix Début sont les sœurs Shivani et Revati Shah, fondatrices à Mumbai du cabinet ReSa Architects. Leur vision de l’architecture comme « processus social collectif » n’est pas étrangère à celle de Lari. Il y a quelque chose d’unique et de personnel dans leur façon de puiser dans le théâtre et le mouvement individuel pour structurer la perspective visuelle qui façonne une architecture connectée à la communauté et au territoire. « L’action des corps ouvre la voie à une subversion des structures des systèmes économiques qui les soutiennent », déclarent-elles.
Pour en revenir aux expositions, il est tout simplement impossible de décrire leur diversité. Prenons l’exemple du Musée Pétrifié du MNAC (Musée National d’Art du Chiado), où la Lighthouse Company s’est inspirée des archives du British Geological Survey pour créer des rideaux enveloppants. Ils vous plongent dans les profondeurs du temps marquées par les roches, jusqu’à la construction du tunnel sous la Manche.
Au CCB, parmi les projets indépendants, on compte le film DANCE+CITY, qui présente des dialogues extraordinaires entre la chorégraphie et l’architecture moderniste de l’ère soviétique. À ne pas manquer : les nombreux projets indépendants essentiels du Palais Sinel de Cordes, un bâtiment du XVIIIe siècle reconverti qui abrite la Triennale. Ses salles baroques épurées illustrent d’ailleurs comment la restauration architecturale peut capturer les fantômes du passé avec une touche romantique et sereine.

Que retenir de tout cela ? Il est clair que pour appréhender l’Anthropocène, nous devons constamment trouver de nouvelles façons d’interroger et de mesurer son impact. La Triennale évoque les menaces sous-jacentes qui pèsent sur l’humanité et émanent de sa propre technosphère. Ces menaces sont climatiques, numériques, politiques, etc., et elles alimentent les inégalités et trouvent leurs racines dans l’hypercapitalisme. Mais quelle est la portée de l’expérience de la Triennale ? Elle est lourde, mais il y a de la lumière et des nuances, et tout n’est pas surchargé de données. On y trouve beaucoup d’éléments artistiques, délicieux, terrifiants et inspirants. Des émotions profondes sont suscitées. Pour sauver notre avenir, il ne suffit pas de saisir la situation, il faut stimuler notre spiritualité. Lisbonne offre une échelle pour répondre à ces deux besoins.
Herbert Wright
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