
Le Daley Center, construit en 1965, fut le premier d’une série d’immeubles noirs construits à Chicago par Charles Francis Murphy et consorts, disciples de Ludwig Mies van der Rohe. Malgré leur sévérité, ces tours soutiennent l’épreuve du temps.
En 1998, Christy Rodgers, un critique d’architecture américain, écrivait à propos du Richard J. Daley Center qu’il «impose une dignité sereine et offre un antidote matériel aux scintillants immeubles contemporains de verre et de métal».
Un hommage qui semble incongru quand l’heure de la révision des principes de Ludwig Mies van der Rohe a depuis longtemps sonné, le fameux ‘Less is more’ (le moins est le mieux) désormais entendu comme le ‘less is bore’ (le moins est ennuyeux). Pourtant, aujourd’hui encore, les habitants de Chicago identifient le véritable centre de la ville (et non le centre-ville) non pas au Loop mais à la Daley Plaza ou, plus simplement, City Hall.
Contrairement à la plupart des villes américaines où le centre n’existe pas, City Hall est un centre que l’on pourrait qualifier d’européen, car c’est là que convergent toutes les manifestations, toutes les parades, que l’on implante le sapin de Noël, que se produisent les groupes folkloriques, là enfin que se retrouvent les gens quand il se passe quelque chose d’important. Cette plaza n’est pas un perron mais une place.

C’est aussi à cet endroit que l’on trouve le meilleur raccourci pour décrire l’âme de la ville. Une tour sans autre attrait apparent que sa splendide efficacité accompagnée d’une oeuvre de Picasso au mystère insondable. Cette sculpture, simplement intitulée Le Picasso, fait gamberger les habitants de Chicago autant que le Daley Center. En effet, Picasso en fit don à la ville, pour cette plaza, pour ce building. Il offrit la statue au maire de l’époque, Richard J. Daley sous forme de maquette. «Quelle est sa dimension ?» interrogea le maire. «Celle que vous voulez,» répondit l’artiste. La maquette n’avait pas de nom non plus et pas deux habitants n’ ont la même idée de ce qu’elle représente. En hiver, les enfants glissent dessus, en été ils s’en servent de rampe de rollers. La statue est vivante comme la plaza du Daley Center, l’un et l’autre liés comme Violet à Le Duc.

Les dimensions de la tour elle-même n’ont rien d’extraordinaire, 197 mètres pour 32 étages généreux. Elle fut dessinée en 1965 par l’architecte Charles Murphy (1890 – 1985), peut-être le meilleur des disciples de Mies. Car après le Daley Center, plus d’une dizaine de tours allaient s’élever dans Chicago, toutes de métal et de verre, toutes noires, qui allaient plus qu’une signature donner une identité à cette ville, la froideur et la sobriété du Midwest parfaitement incarnées dans ces immeubles sévères souvent pourtant sertis d’oeuvres d’art les plus avant-gardistes – le Picasso, mais aussi une statue de Dubuffet pour l’Illinois Center ou encore une superbe mosaïque de Chagall pour Bank One Plaza -. Bank One Plaza, parlons-en ! Comment se fait-il qu’elle soit devenue l’endroit le plus couru du centre pour se rencontrer, déjeuner, faire une sieste, lire, rêver… au pied d’un immeuble d’une telle austérité ?
John Hancock, Sears Tower… Le fameux cabinet d’architecte de Chicago Skidmore, Owings & Merrill doit beaucoup à Charles Murphy. Chicago lui doit encore plus. Il suffit pour s’en convaincre de découvrir les Lake Point Towers, tours résidentielles au bord du lac Michigan, elles-mêmes un hommage appuyé aux Twins Towers de Mies ou l’Olympic Center ou le Kluczynsky Federal Building ou l’IBM Building et bien d’autres encore.
Sans parler de l’imposant McCormick Place ou du fascinant Malcolm X College. Charles Murphy n’a pas tout dessiné mais c’est sa patte que l’on retrouve ainsi reproduite encore et encore, période qui s’achève avec l’Olympic Center, achevé un an après sa mort en 1985.

Plus étonnant et révélateur encore, Charles Murphy n’était pas architecte mais avait fait des études de business avant de devenir secrétaire particulier d’un architecte. Ce n’est qu’en 1961 qu’on lui offrit un ‘honorary degree’. Il avait 75 ans quand il a construit le Daley Center. Pourquoi lui ? Sans doute parce qu’il était issu du siècle passé, que dans sa jeunesse il cachait dans ses chaussures l’argent récupéré à New York pour construire à Chicago, parce que Chicago était une ville d’une incroyable brutalité et qu’il fallait un homme de sa trempe pour travailler avec et surtout convaincre, un homme comme Richard J. Daley, maire de la ville de 1955 à 1976. Ce sont donc ces hommes d’un ordre ancien – des hommes durs que l’idée même de fioriture aurait fait hurler – qui ont révélé ainsi, jusqu’à l’épure, l’âme de Chicago.
Preuve ultime de l’influence architecturale de C. F. Murphy, un centre de documentation d’architecture porte son nom à Chicago (Charles F. Murphy Architectural Study Center). C’est là que sont détenues toutes les archives de tous les cabinets d’architectes de la ville. Une mine !
Les Miesans sont désormais décriés donc. Ou pire, considérés avec curiosité comme des prédicateurs Amish. Leur sévérité hautaine n’a plus cours et les artistes ont repris des clefs aux ingénieurs. C’est dans l’ordre des choses. Mais la tribu de sentinelles qui a permis à l’architecture de faire un bond quantique dont on n’a pas encore fini de mesurer la distance monte la garde à Chicago. Et c’est en son coeur, au milieu du milieu, que le Daley Center a suspendu le temps.
Christophe Leray

Cet article est paru en première publication sur CyberArchi le 1 septembre 2003