Donner du volume aux anneaux borroméens est un pari difficile. Et réunir trois institutions différentes, avec la volonté de laisser à chacune une existence autonome, l’est tout autant. Les « Champs Libres » à Rennes, signés de Christian de Portzamparc, y sont parvenus, mais pas sous tous les angles.
«Comment séparer et unifier en même temps, créer un tout avec trois éléments ? Je pensais au noeud, aux anneaux borroméens que le psychanalyste Jacques Lacan présentait tout le temps pendant ses cours, à la fin de sa vie. Je suis parvenu à mettre au point une solution qui était assez audacieuse, et qui me permettait de mettre en relief mon idée». C’est ainsi que Christian de Portzamparc explique l’intuition qui a présidé à la conception des Champs Libres dans le centre ville de Rennes, un site de 14.000m² regroupant dans un même lieu le Musée de Bretagne, une bibliothèque et un espace des sciences.
Pris chacun séparément, ces trois établissements ne suscitent de la part de leurs responsables que louanges sans équivoque. «Nous avons fait un grand saut qualitatif ; ce bâtiment est de la valeur ajoutée pour le personnel et le public», assure ainsi le directeur de la bibliothèque. Le conservateur en chef du musée parle lui de «promenade en toute liberté avec beaucoup de grâce». Même satisfecit pour l’espace des sciences. Jacques Terrière, directeur des Champs Libres a d’ailleurs cette phrase étonnante en guise de compliment : «Le bâtiment peut paraître original de l’extérieur mais il est tout à fait fonctionnel». Peut paraître original ?
Jacques Terrière est un homme prudent. Même Edmond Hervé, maire de Rennes depuis 1977 et à l’origine du projet, n’en parle qu’au travers d’un compliment ambigü : «Nous sommes très heureux de cette signature et de cette réalisation», dit-il devant la presse réunie à l’occasion d’un voyage de découverte début mars 2006, comme si l’illustre signature, ici, importait plus que l’œuvre. Le maire précisait d’ailleurs quelques minutes plus tard que «dans l’architecture il n’y a pas de vérité, l’architecte est un homme libre», une façon de renvoyer Christian de Portzamparc à ses démêlés avec les anneaux borroméens. Lequel faisait également part d’une singulière incertitude expliquant avoir «le sentiment, sans le vouloir, d’avoir réalisé un bâtiment breton, car il est rude».
Le principe du bâtiment est d’une lecture simplifiée, voire simpliste, correspondant au vœu de l’architecte que les différentes «tribus» (usagers) puissent partager la «même maison» en synergie sans pour autant être toutes ensemble. Christian de Portzamparc tenait donc, en toute logique, à ce que chaque espace soit clairement identifiable. De ce point de vue, il n’y a aucune ambiguïté. Une pyramide inversée (la bibliothèque) et un cône qui se termine en dôme (l’espace des sciences) transpercent la table d’un «dolmen» (le musée). C’est ainsi que le bâtiment apparaît en venant de l’ouest du quartier. Qui plus est, il assure parfaitement le rôle de bordure de la place en construction (architecte Nicolas Michelin) que lui a dévolu l’architecte. Toujours en arrivant de l’ouest, l’échelle de l’ouvrage se révèle d’une qualité étonnante puisque il n’écrase en rien les hôtels particuliers du XIXe siècle construits en brique qui le bordent à l’arrière de la parcelle tout en répondant à la hauteur de la tour, ingrate, de la sécurité sociale qui lui fait face.
Le choix des matériaux accentue cet effet de différenciation de façon assez heureuse : le «dolmen» est habillé de panneaux en béton préfabriqué (conçus avec le sculpteur Martin Wallace) à l’aspect du schiste rose de la région, le cône – «un chef d’œuvre de couverture» – est en écailles de zinc couleur anthracite comme le sont les ardoises des toits alentours et la bibliothèque en verre devient la nuit une lanterne urbaine. Des matériaux somme toute communs qui ont le mérite d’installer le bâtiment dans son contexte de façon pérenne – il est permis de le penser – et donnent le sentiment de fait que, loin d’être un bâtiment neuf, les Champs libres ont «toujours été là». Sentiment peut-être aussi dû au fait que le projet a mis 14 ans à voir le jour et que si le concept de pyramide inversé a un peu vieilli il a le mérite de donner immédiatement un sens de permanence.
Les circulations à l’intérieur du hall d’entrée fonctionnent également puisque d’un côté, en effet, les repères qui permettent cette différenciation sont d’une parfaite clarté, quand l’espace invite tout autant les tribus à faire preuve de curiosité vis-à-vis des autres pièces de la maison. La muséographie imaginée par Elizabeth de Portzamparc – qui valent à Christian de Portzamparc des soupçons de népotisme alors qu’il devait, selon les règles du concours, livrer les espaces «clef en main» – est également réussie ; elle offre une lecture urbaine, abstraite évidemment, avec ses rues et ses bâtiments, de l’aménagement du musée pour une déambulation libre dans un espace ouvert, sans plus de contraintes qu’une balade en ville.
Edmond Hervé, le maire de Rennes, est un apôtre (avec d’autres maires de la région, et pas seulement socialistes) de la densification urbaine, ce qui explique sa volonté que ces équipements publics soient ensemble réunis, dans le centre, sur cette petite parcelle. C’est le même qui est parvenu à doter sa ville d’un métro. L’opposition municipale l’a volontiers brocardé comme un «pharaon», mettant en cause le coût du projet, environ 100 millions d’euros, comparé aux 66 millions initialement prévus en 1991. Le maire fait valoir qu’en euro constant, 66 millions de 1991 en valent 90 de 2006 et que la surface initiale 20.800 m² a été finalement portée à 23.800. En tout état de cause, 100 millions pour ces trois ouvrages restent de l’ordre du raisonnable.
Cela dit, Christian de Portzamparc a-t-il tout à fait réussi dans son entreprise de réunir ainsi les trois anneaux borroméens ? Tout dépend de l’angle de vue. En venant de l’ouest donc, la construction intellectuelle de l’architecte se défend avantageusement, quelle que soit l’opinion que l’on peut avoir du bâtiment. En venant de la gare en revanche, les risques du procédé apparaissent clairement puisque qu’il n’offre alors qu’un empilement de matériaux en strates successives (le verre, puis le béton, puis le zinc des bureaux, puis l’aluminium du dos de la bibliothèque) au sommet duquel se détache le haut de la tour existante. Les anneaux borroméens, «dans leur fragile équilibre», représentent selon Lacan l’imbrication du Symbolique, de l’Imaginaire et du Réel. Finalement, en l’occurrence, si, de son propre aveu, le symbolique et l’imaginaire furent un vrai casse-tête pour l’architecte, c’est bien leur inscription dans le réel qui se sera au final révélé le plus ardu. «J’avais quelques doutes sur le réalisme de ce projet», déclare l’architecte. Tous les doutes ne sont donc pas levés.
Christophe Leray
Cet article est paru en première publication sur CyberArchi le 22 mars 2006