Quand Claude Parent (1923 – 2016) écrit en 1982 L’architecte Bouffon Social (Edition Casterman), il dit dans sa préface ressentir « une haine telle que la souffrance peut la justifier ». Sa lettre d’exil, que Chroniques d’architecture reproduit ici, pourrait avoir été, sans en changer un mot, écrite aujourd’hui et nous éclaire sur l’objet de sa vindicte.
Il était une fois un fonctionnaire qui régnait sur l’architecture d’une ville. Comme tout prince digne de ce nom, il avait ses conseillers. Il avait des architectes voyers généraux, des architectes principaux. Il avait des architectes voyers tout simples, ou divisionnaires ou subdivisionnaires, ou secondaires, ou tertiaires. Il avait… il avait.
Mais il décidait seul. Il adorait décider seul. Il aimait par-dessus tout exercer directement son pouvoir solitaire, passant comme un obus à travers les architectes de sa cour, les chefs et les sous-chefs, ceux des bâtiments de la nation, des sites, des abords, etc.
Les avis de ses conseillers, si vous saviez comme il s’en moquait. On lui avait dit qu’il avait un bon coup de crayon. Et il le croyait. On lui avait dit qu’il avait un goût parfait. Et il le pensait. Il aimait son pouvoir. Il le cultivait ! Et de dessiner une lucarne. Et d’imposer un matériau. Et de suggérer une forme. Et de croquis en indication, la certitude au bout du compte de perdre l’idée initiale, de la laminer, de la dégrader, de l’enterrer.
Il régnait. Pour lui, pas de détail. Il régnait, en maître absolu, de la fenêtre à la rue, de la rue au quartier, du quartier à la ville. Sa bonne ville.
Mais d’où lui venait donc cet exorbitant pouvoir ? De sa compétence absolue, de sa compétence en tout genre. Il était un fonctionnaire plein de goût et de mesure, plein de certitude architecturale. Il avait le sens de l’urbain, et l’esprit esthétiquement tourné, à la française d’ailleurs. Il savait. Il savait tout. De la « phynance » à la technique, de la technique à l’esthétique, rien ne pouvait lui échapper grâce à sa formation universelle.
Il était temps, disait-il à ses proches, que l’on guidât les professionnels, qu’on les empêchât de choisir, On choisirait pour eux. A eux d’exécuter. A eux d’obéir. Les architectes ne sont pas là pour penser, pour créer, pour projeter. Ils sont là pour œuvrer à l’intérieur d’un grand dessein qui leur est supérieur, dans un cadre qui leur est imposé.
En fait, ce fonctionnaire est un guide, il est leur guide. Il n’existe pas de république en architecture. Il ne doit exister que le fait du prince, même s’il est petit.
En sa bonne ville, tout le monde s’inclinait et ceux qui regimbaient, condamnés aux travaux absents, privés de construire.
C’était l’ère des petits princes. C’était l’époque de la multitude des petits pouvoirs contradictoires.
Et l’architecture dans cette aventure ? L’architecture, une fois de plus sombrait. Soumise à l’arbitraire, tournant aux caprices des petits princes, émasculée, broyée, roulée dans le ruisseau, électrique, de correction en modification, d’acceptation en génuflexion, elle disparaissait. Sombre pays, sombre exil.
Mais l’architecture est un vieux crocodile. Elle en a mangé des princes qui nous gouvernent. Depuis des milliers d’années, quels festins, messeigneurs ! Elle en a digéré des empereurs, des moines, des évêques, elle en a bâfré du bourgeois nanti qui se voulait roi, du charcutier gonflé qui se voulait diva. Depuis des milliers et des milliers d’années, imperturbable, elle suit son cours, elle partage le destin des hommes. Qu’est-ce pour elle qu’un soubresaut de l’histoire ? L’éclatement mouillé d’une fusée dans l’orage, juste un soupir.
Comme un fleuve majestueux, comme un lent et inéluctable glacier, comme le sable du désert ou l’eau de la mer, l’architecture avance envers et contre tous. Si elle le veut, au passage, elle s’offre un cardinal. Alors que peut lui faire un petit fonctionnaire de plus, que peuvent lui faire dix, cent, mille fonctionnaires ? Elle s’en accommodera et s’ils résistent, elle les détruira sans même y penser, en les balayant de la traîne de son ancestral manteau.
Courage, hommes. Confiance, architectes. L’architecture n’a besoin que de nous, des premiers pour exister, des seconds pour « servir ». Les autres ne sont que fétus de paille. S’ils agissent mal, s’ils agissent à notre encontre et à l’encontre de l’architecture, ils disparaîtront avec leur pouvoir provisoire, avec leur puissance illusoire sans laisser de traces. 1 000 jours pour l’architecture, a dit un ministre. Oui, 1 000 jours et mille fois mille jours, et ainsi de suite jusqu’à la fin du temps.
De ces princes, seuls ceux qui se seront soumis à l’architecture survivront, seuls ceux qui l’aimeront sans ambition ni goût du pouvoir totalitaire, resteront dans les mémoires.
Certains l’ont compris. Ils ont attrapé le virus de l’architecture. Elle les a faits siens. Alliés inconditionnels des architectes, qu’ils soient énarques ou ingénieurs des Ponts, ils œuvrent, sans jamais faire intervenir leur choix personnel, pour l’architecture. Ils préparent les circonstances de son épanouissement, ils assistent impartiaux et amicaux à son déroulement.
Chaque époque a son ou ses princes. Seuls sont grands ceux qui s’effacent devant l’architecture. Seuls existent ceux qui, en secret, lui préparent la voie royale, sans jamais faire intervenir leur propre choix, leur propre désir. Ils restent impartiaux, en éveil certes vis-à-vis de ce qui se passe, mais ils s’efforcent de laisser le libre jeu de la concurrence des idées et des doctrines se réaliser. Ils ne créent pas, ils ne dessinent pas à travers les architectes, à leur place en les tenant rênes tendues ; ils assistent, passionnés, au débat architectural et de leur place, grâce au pouvoir que cette position leur confère sur la réalité, ils facilitent les explosions de l’architecture. Alors, seulement alors, quand ils ont redonné aux architectes la liberté, ils prennent dans les mémoires le titre de prince.
Claude Parent
In L’architecte Bouffon Social – Claude Parent (Casterman 1982 – Collection « Synthèses Contemporaines »).