Le 4 août 2020 juste avant 18h00, alors que je venais d’arriver à Beyrouth depuis Paris, une explosion massive a frappé la ville, effaçant son cœur battant par le Port. Plus de 191 morts, 6500 blessés, 300 000 déplacés et au-delà de 6000 maisons détruites. De nombreux bâtiments historiques ont été réduits en poussières, faisant ainsi taire à terme l’histoire que ceux-ci chuchotaient encore doucement.
Beyrouth vivait à ce moment-là une crise économique sans précédent, avec plus de 50% de la population sous le seuil de pauvreté – une crise aggravée par la tourmente mondiale et sanitaire du Covid-19 –. Cette explosion venait ainsi effacer le peu d’espoir que la ville et ses citoyens avaient pour une survie décente. Alors que le logement constituait tout ce qui leur restait comme protection contre ce qui avait bouleversé le pays en quelques mois, cette 4ème plus grande explosion au monde jamais enregistrée a pu déposséder la population de ses droits les plus élémentaires.
Jamais l’appel à une solidarité mondiale n’a été aussi significatif pour la population libanaise. Les citoyens, les associations non gouvernementales, sont plus que jamais engagés dans des actions fraternelles sur le terrain – avec le peu de moyens disponibles – les contributions des civils ont été admirées par la presse mondiale. A cette occasion, le peu d’aide, que ce soit la vôtre ou la mienne, est devenue primordiale.
Tout en touchant à notre humanité, cet événement a aussi profondément interpellé ma vocation d’architecte. L’ironie de la situation a voulu que cette explosion se produise en même temps que je m’apprêtais à enfin livrer mon premier projet « Stone Garden » dans ma ville natale : un travail de conception de dix ans qui a cristallisé toute la passion que j’avais à la fois pour l’architecture et pour cette ville dans laquelle j’avais grandi.
Situé à seulement un kilomètre de la zone portuaire, foyer de l’explosion, j’ai dessiné ce bâtiment comme une expression de l’histoire de Beyrouth, comme une réaction à son paysage bâti déchiré par la guerre et auquel je me suis étrangement habituée. J’avais besoin de dessiner une présence en terre au milieu de la concurrence de tours en verre miroitant ce ciel méditerranéen. « Stone Garden » tentait de se poser tranquillement près du port, saluant de loin les visiteurs venant en mer vers la ville.
Je voulais cette tour telle une sculpture amorphe, tout comme la réglementation de la construction qui m’a aidé à la façonner. Labourée à la main, elle émerge depuis le sol comme un outil de conciliation, ou tel que je l’avais baptisée ‘une Archéologie du Futur’. Elle est ancrée dans son terrain et enlace avec générosité les bâtiments modestes adjacents. Elle transforme les peaux mitraillées dénudées de Beyrouth en un joyeux havre végétal. Ses fenêtres asymétriques valsent autour de sa masse sculptée, élevant ainsi la nature contre le ciel bleu. De l’intérieur, ces ouvertures, de différentes tailles, capturent telles des photos, les vues de Beyrouth : des instants, des clichés, comme s’ils étaient saisis pour une dernière fois.
C’est à la vitesse de ces instants et de ces secondes momentanées que la force de rafale de l’explosion a soufflé le peu de verre qui venait d’être monté pour protéger les habitants à l’antre de cet édifice. La déflagration a déformé toutes ferrailles et a laissé ensanglanté mais intact le corps massif et argileux de « Stone Garden ». Les arbustes sont eux restés fermement attachés à leur sol vers les hauteurs de cette tour qui s’était brutalement transformée en un bunker.
C’était à cet instant là que je ressentais que la force créatrice derrière mon propre dessin venait consommer ce que j’avais réussi pendant des années à livrer. Chaque torsion de menuiserie, chaque éclat, chaque vitre effritée, résonnait en moi. Elles déformaient mon propre corps. Je me suis demandé : nos espaces sont-ils à ce point-là, si viscéralement liés à nos corps ? J’avais toujours ressenti cet attachement à mon environnement, à ce que je concevais, à ce que je créais ou construisais ; pourtant ce moment m’a tiré vers une autre dimension…
Et maintenant ? Bien que conceptuellement, ce moment m’a plongé dans l’intrigue parfaite où le passé venait rencontrer le futur au sein du même corps archéologique, où la conception s’est transformée en création, je ne pouvais que déplorer cet instant. Alors que j’ai travaillé bénévolement, avec très peu de moyens, pendant des années pour terminer avec passion ce travail auquel je me suis attachée, j’étais ici confrontée à la profonde mélancolie de cette ruine. Les quelques habitants de cet immeuble, blessés, brisés, me disent : « reconstruire est une affaire collective ».
Nous vous appelons à porter notre voix et à demander l’aide internationale pour recoudre ce qui avait été déchiré. Nous avons besoin de soutien, nous avons besoin de mécènes prêts à rétablir ce qui avait été soufflé pour faire renaître cette création contemporaine dont nous sommes si fiers. Nous sommes nus ; nous n’avons plus de moyens. Nous avons besoin de leur générosité, nous serons là pour travailler main dans la main, nous graverons leurs noms sur les murs argileux de ta création. Des générations de cette ville levantine saurons qu’il y aura toujours ceux qui détruisent et ceux qui édifient. Ce sont ces derniers qui permettent à l’humanité de faire son bond en avant.
La publication de ce projet – l’état de sa construction complète, sa quasi-livraison, l’état de son amère destruction- est très significative aujourd’hui. Celle-ci est un appel à l’attention vers Beyrouth, cette terre fertile de diversités, de cultures. Elle a encore besoin de notre soutien pour se relever. C’est un appel à la solidarité et à la contribution des mécènes du monde pour redonner vie à Stone Garden et lui permettre de cicatriser les plaies de ses habitants.
Lina Ghotmeh