C’est à une heure où les architectes encore debout charettaient un max que France 2 a diffusé mardi 23 janvier 2017 un sublime documentaire intitulé Le chantier : quelque chose de grand. Le film brosse le portrait des ouvriers œuvrant à l’une des plus grosses réalisations de France : l’usine d’épuration d’Achères Seine-Aval, imaginée par l’architecte Luc Weizmann et livrée en 2017. Quand le chantier joue à l’acteur de cinéma, l’hommage devient œuvre.
Le chantier, avec le coffre de la Banque de France et le ‘backstage’ d’un défilé Comme des Garçons, est sans doute l’un des lieux les plus fantasmatiques qui soit. Quel garçon ne s’est pas un jour imaginé, dans le secret de sa petite chambre, piloter la grande grue et la tractopelle avec un casque sur la tête (ses normes à lui ne l’obligent pas à porter les bottes) ?
Dans le documentaire diffusé par France 2, à 01h10 du matin !*, la réalisatrice Fanny Tondre nous emmène en voyage en terre inconnue, à la rencontre des hommes qui, volontairement ou non, se retrouvent à réaliser le rêve de ces petits gars.
Si l’architecture est régulièrement qualifiée de sensuelle, c’est qu’elle est l’aboutissement d’un processus constructif qui sollicite l’ouïe, la vue, l’odorat, le toucher. Pour les amateurs de camembert, il y a aussi le goût. C’est d’abord comme cela que débute le film. L’entrée en scène sur fond jazzy un peu désuet des ouvriers qui arrivent sur le chantier laisse vite place aux sens. Le laser du géomètre, brrr, les bruits des meuleuses, sculls, les grésillements d’une radio, bzitt, les engueulades des mecs, zou zout, les rires des gars, bip… les envolées lyriques de l’architecte aussi… bref tout ce qui fait le chantier.
Le documentaire est en réalité un film promotionnel commandé par Eiffage, major parmi les seniors du BTP made in France. D’habitude, un ou deux logos et puis le film s’en va prendre la poussière sur les étagères du service du com.’ de la maison mère. Le film institutionnel fait généralement l’impasse sur les hommes affairés sur les échafaudages, sinon en termes statistiques. Mais Fanny Tondre est à la fois architecte de formation et photographe de profession. Ironie, ce sont les gens qu’elle aime immortaliser. Un couple d’immigrés clandestins chinois, dont elle a fait le si émouvant portrait, l’a conduit à passer de l’image fixe à la production mobile. Monsieur et Madame Zhang fut un joli succès.
Mais chassez le naturel, il revient au galop. Fanny Tondre s’est ainsi retrouvée sur le chantier de l’usine d’épuration d’Achères pendant deux ans, à capturer inlassablement, non pas le chantier, mais les hommes du chantier. Le tout dans le cadre d’une totale carte blanche offerte par le commanditaire. Le résultat montre à quel point il fut, ce jour-là, bien inspiré.
La cinéaste tire ainsi le portrait de quatre hommes, aux métiers différents, aux âges variés, aux caractères bien trempés. Elle nous présente le timide Joao qui explique que «construire un bâtiment ne se fait pas du jour au lendemain, mais que ça solidifie la vie». La vie de chantier lui a permis d’avancer. Un beau programme.
Il laisse vite la place au chef d’équipe Greg qui livre la partition du chantier : «c’est du rire, des engueulades, des pleurs, la fête et puis tout un gros bordel». Ensuite, vient le tour de Filipe qui relève sans tristesse les contraintes matérielles, humaines et physiques. Le chantier, ce n’est pas de tout repos.
Fanny Tondre a su trouver et montrer, avec beaucoup de tendresse, l’infinie humanité de ces hommes qui jouent les durs à cuire. «En m’entretenant avec certains ouvriers du chantier, j’ai obtenu une parole intime aux antipodes de ce qu’ils peuvent se dire entre eux», souligne Fanny Tondre. La palme revient à Tardiveau, le directeur travaux sur le chantier qui se définit comme «brut de décoffrage mais un grand sensible». Jamais expression n’aura été autant appropriée.
Et puis il y a tous les autres, ceux qu’on aperçoit en haut, en bas, sur une échelle, derrière les barrières, mais qui ne parlent pas. Le chantier est partout présent, jouant son propre rôle. Celui-là est une ruche ; 1 200 bonshommes aux gestes calculés, cela fait du monde. Une grande famille, où la solidarité domine. «On se facilite la vie, on s’entraide», raconte un ouvrier. Comme quand un compagnon se coupe un doigt avec une meuleuse. Il y a une inquiétude non simulée chez ces hommes (commande oblige, la mise en scène raconte quand même que c’est un accident et qu’il n’y aura pas de problème avec les assurances. Chez Eiffage, on est clean les gars!).
Le chantier a donné à certains la chance de leur vie, mieux, il leur a appris la vie. Ils s’en étonnent. «Avant je rigolais de ceux qui prennent le train tous les matins pour aller bosser. Maintenant je les respecte», raconte un jeune lascar encore surpris de sa propre métamorphose. Comme ce n’est pas «le marin qui prend la mer mais la mer qui prend l’homme», ce n’est pas l’homme qui fait le chantier, c’est le chantier qui fait l’homme.
La réalisatrice pose son regard sur des hommes rarement remerciés devant le grand public. Pourtant, chaque architecte, chaque maître d’ouvrage connaît l’importance des compagnons qui font le béton et autres charpentes sans se plaindre. En cette saison pluvieuse, le documentaire de Fanny Tondre tombe à pic. La vie de chantier n’est pas de tout repos en période d’intempéries. La caméra nous embarque dans l’intimité de tous ces hommes dont l’omniprésent casque blanc les fait ressembler à des ‘Playmobils’ mouvants. Il n’y a ni pathos ni condescendance, c’est fin et subtil.
A la sonorité du chantier, Fanny Tondre apporte le graphisme d’une réalisation en noir et blanc. Au travers de ces quatre portraits émouvants et pudiques, le dess(e)in du chantier sourdre du mouvement. A la fois décor et théâtre de ces vies passées au service de la matière, le ballet des grues (un des postes les plus importants) semble chorégraphié par un Diaghilev en chaussures de sécurité. Au fil du temps, le chantier gagne en élégance et accentue l’authenticité qui émane de tous ses acteurs.
Le noir et blanc de la photo est moins un choix esthétique qu’une question de goût, la cinéaste, qui n’aime pas le fluo, ne souhaitait pas s’imposer trop de ces couleurs dans son film. C’est audacieux dans le contexte. Un seul petit logo se lit sur un casque en fin de visionnage. Le chantier devient intemporel, à la limite de l’archive.
Evidemment, comment filmer une des plus grosses opérations de construction d’Europe, qui a coûté la bagatelle de 777 millions d’euros, sans évoquer son architecte Luc Weizmann (LWA) ? Un césar d’honneur pourrait lui être attribué tant l’homme de l’art surjoue un peu son rôle devant la caméra**, ses références en décalage avec celles des autres héros du chantier.
Dommage que l’heure tardive ait empêché aux grands garçons de rêver encore un peu parce que toute la force de ce documentaire tient dans le fait qu’il n’est pas technique. Nul besoin de s’y connaître en constitution de béton, en pose de chapes, ou en épaisseur de dalles. Il demeure cependant un léger bémol. Sur 1 200 personnes, pas une femme en tenue de chantier, celles que découvre le spectateur sont sur papier glacé et prêtes à s’enrhumer si elles n’étaient pas au chaud dans les vestiaires de la base de vie.
Paris. Janvier 2018. Pas de caméra. Sur un autre chantier parisien, une autre entreprise de construction montait sa grue ce week-end. Plusieurs papas de ce quartier embourgeoisé de la rive droite avaient fait le déplacement pour montrer à leur petit garçon l’événement qui avait lieu dans le quartier. Sur les épaules des adultes, les enfants étaient impressionnés. Leurs papas, aussi !
Alice Delaleu
*Alors pour le revoir à une heure décente France TV ou Facebook
**Voir nos deux articles : A Achères, les eaux usées matière première d’architecture et L’eau, en quantités phénoménales, traitée avec subtilité architecturale