Du Liban, dont elle est originaire, à l’Estonie, en passant par Paris, Lina Ghotmeh a développé une pratique autour de ce qu’elle nomme «l’archéologie du futur». Une méthodologie de détective en quête d’indices pour déployer une architecture ancrée dans le paysage. Rencontre.
Chroniques – Vous avez développé la notion d’«archéologie du futur», qu’elle en est la genèse ?
Lina Ghotmeh – Le point de départ est lié à mon histoire personnelle. J’ai grandi à Beyrouth. Beyrouth, ville en guerre, où beaucoup de bâtiments ont été détruits. Après la guerre, il y a eu une intense période de reconstruction. La ville a été éventrée et déconstruite pour se reconstruire. La ville est devenue comme un terrain à ciel ouvert, un champ complètement vierge, et en même temps, toute son histoire émergeait : la ville des Phéniciens, la civilisation gréco-romaine, etc. C’est une ville qui a été détruite et reconstruite sept fois…
Elle révélait, dans son ventre, toute son archéologie. C’est un paysage qui m’a beaucoup frappé. J’avais envie de découvrir ce qui se passe sous le sol, les histoires enfouies. Et dans chaque trace, dans chaque souterrain, il y avait tout un imaginaire qui commençait à foisonner. C’est un processus très imaginatif, qui invite l’historien mais aussi les gens qui ne sont pas architectes à dialoguer avec la ville.
De là, j’avais grandi avec l’idée d’être archéologue. J’avais envie de fouiller et, en même temps, j’avais envie de construire. Ayant grandi dans ce contexte, l’architecture constitue un acte positif, qui vient construire et embellir. C’est un acte qui permet aux gens d’être ensemble, de construire une joie du vivre. J’ai décidé d’être architecte.
Tout au long de mon cursus, j’étais attirée par la matière, le sol, par l’histoire du terrain. J’ai commencé à penser l’architecture comme un rapport permanent à l’histoire, aux vestiges du passé et au sous-sol. Pour construire à Beyrouth, il faut le faire en profondeur. La voiture y est encore très importante et énormément de parkings souterrains y sont encore réalisés. Aussi, à chaque fois, quel que soit l’édifice à ériger – une tour, un bâtiment, etc. – on creuse à peu près sur la même profondeur simplement pour en faire des parkings souterrains. Et, avec la reconstruction, les Beyrouthins se sont retrouvés avec une ville complètement éventrée dans ses profondeurs.
Je travaillais alors sur un projet académique, où je gardais ce vide et j’explorais le souterrain comme un lieu d’habitat, d’art, d’imagination, de construction. Sur le site choisi, qui n’avait pas d’archéologie, émergeait alors l’idée de reconstruire cette civilisation et de monter dans une tour, depuis les fins fonds du sol.
J’ai ainsi intégré cette démarche et cette recherche dans ma pratique globale de l’architecture. Chaque bâtiment devenait une quête archéologique. Sous l’histoire, sous le lieu, nous cherchons l’origine d’une typologie. Comme une sorte de genèse pour chaque espace que l’on va construire. Cette quête, qui ressemble à celle d’un détective, se matérialise par la suite avec des images, des concepts, des formes. A partir des différents indices recueillis, des histoires se racontent, une nouvelle narration du lieu émerge, et c’est ce qui me passionne.
Un projet, ce n’est jamais un objet qui se pose dans son contexte. C’est un esprit, une anecdote qui émerge du lieu. C’est cette méthodologie-là de recherche qui vient finalement faire le projet. C’est ce qui nous permet d’intégrer le bâtiment, comme s’il était déjà là.
C’est la démarche qui vous a guidé pour le Musée national estonien ?
Le Musée national estonien est la première expression implicite de ma façon de concevoir, de cette sensibilité attachée au lieu que j’ai partagé avec mes ex-associés sur ce projet. Le cahier des charges tenait loin la piste d’aviation, héritage de la période soviétique. Or cette piste d’aviation existait. Le bâtiment vient retracer cette piste. Le toit la prolonge et devient un espace ouvert. Il n’y a plus de musée. Alors que le visiteur est immergé dedans, le bâtiment ne se voit plus.
Ce lieu est un lieu de production de l’imaginaire, qui va au-delà de l’architecte. Les Estoniens le décrivent comme un aileron d’avion en suspension. Dans la forme du bâtiment, il y a cette histoire de l’aviation.
Quant à la façade, elle reprend en sérigraphie le motif épuré de la fleur de bleuet, symbole national. Ce motif que l’on retrouve sur les vêtements traditionnels est aussi le symbole de la résistance estonienne en URSS. Nous avons repris ce motif du tissu pour qu’il devienne lui-même un vêtement pour le corps du bâti. L’ensemble de ces indices formels devient l’histoire et donne un sens à l’architecture.
Vous avez travaillé sur des espaces avec des mémoires vives, fragiles : le Liban, l’Estonie, l’Ukraine. L’archéologie du futur permet-elle de cicatriser les blessures du passé ?
Dans ces lieux, ma réinterprétation des espaces œuvre à faire ressortir me positif, l’optimisme futur. Avec mon équipe, mes clients, nous cherchons alors à générer de nouvelles émotions et inviter à une réappropriation de la mémoire. A Beyrouth, Stone Garden est l’histoire d’une façade qui reprend par ses ouvertures les traces de la guerre. Ces fenêtres avec leurs tailles différentes prennent vie et font entrer la lumière, la verdure. La peau du bâtiment est très tactile et rappelle la main des artisans qui travaillent la terre. Cette envie de toucher, d’être proche de la matière, d’être à côté, devient une extension de soi. Accepter son histoire permet de la réinterpréter autrement. Cette façade dialogue avec son environnement. Notre mémoire retrouve ces lieux où l’on a déjà vécu.
Lors de mes études d’architecture, j’étais très intéressée par la sociologie, la géographie, l’anthropologie. A lire David Harvey ou Henri Lefebvre*, il est toujours question de la politique de la production de l’espace. Il est important de comprendre quels impacts nos espaces ont sur nos ressentis sociaux, sur l’environnement et sur notre vécu. Harvey parle de la contradiction des événements comme un acte ou un outil de changement, d’innovation. Dès lors qu’il y a des contradictions entre deux systèmes, deux façons de faire, deux sociétés ou deux émotions, il y a toujours un champ innovant qui naît. Cette exploration des entre-deux me fascine.
Comment se matérialise cette recherche sur le projet Réalimenter Masséna, situé dans un quartier parisien en pleine construction ?
Il y avait deux éléments : la Petite Ceinture et la gare Masséna. Cette gare complètement délaissée est la trace de l’existence de cette Petite Ceinture. Je voulais retrouver cette balade urbaine enfouie, ce jardin qu’est la Petite Ceinture et essayer de l’étendre, de le faire émerger en vertical.
La spirale de cette tour de Babel, c’est la petite ceinture qui vient s’appuyer sur le bâtiment et s’élever en hauteur. Je m’attelai à rendre visible l’invisible. Et cette symbolique devient espace, c’est la rampe où toute la nature est emmenée, d’où l’idée du bois, avec cette approche écologique de la construction, comme un arbre qui pousse. La nature se retrouve dans les coursives et se déploie sur toute la hauteur jusqu’au toit. Cette tour dans un quartier en plein renouveau est profondément ancrée dans l’histoire de la Petite Ceinture.
L’archéologie c’est aussi ce qui a été et qui a disparu…
L’archéologie est une disparition mais, surtout, une apparition forte. De la terre émerge la trace. Ce n’est pas la trace de l’architecte, de son ego, c’est la trace de l’espace, c’est la trace réelle des lignes que l’on peut retrouver dans une géographie, dans un site, un lieu.
J’aime beaucoup la possibilité de «disparition» de l’architecture. Pas une disparition dans le sens où le projet est anodin, banal, mais plutôt comme la capacité de modestie d’un bâtiment qui devient une âme, un être dialoguant avec les autres. C’est là où émerge la monumentalité de l’architecture dans sa capacité de trouver son naturel dans son lieu. Comment faire naître le génie du lieu ?
Le projet d’hôtel pour le vignoble de Kefraya est situé sur la plus grande faille géologique et sismique du Liban. On est aussi dans un vignoble, qui malgré la guerre, s’est développé, et qui devient un symbole de résilience. Nous partons de cette faille, mais aussi de l’histoire du Liban, de sa dualité culturelle. Le lieu en lui-même est lié à l’histoire de Cananéens, à cette civilisation très présente au Liban. Puis c’est l’histoire des Phéniciens aussi et de leurs fortifications, ces constructions qui sont une accumulation. Ce lieu, c’est aussi l’histoire du vin et de sa culture au Liban avec la célébration de Bacchus. Ces indices incitent à creuser dans la terre. Cette faille qui émerge vient couper dans le territoire et le cicatrise aussi.
Ce processus de réflexion n’est pas un processus linéaire, c’est une mise en réseau de différents référencements. C’est l’accumulation de différentes traces l’une sur l’autre qui viennent dessiner le projet petit à petit, tel un palimpseste. C’est le processus qui prend le plus de temps et qui oblige à s’ouvrir et à ne pas être que dans un premier croquis. L’intuition est importante mais pas suffisante. C’est un peu la différence entre une idée et un concept. Pour pouvoir écrire l’architecture comme un être vivant, il faut comprendre qu’elle ne naît pas du néant mais de circonstances, d’un environnement, et de la nature avec lesquels elle doit pouvoir échanger et continuer à vivre. .
Propos recueillis par Julie Roland
*Lire nos articles Henri Lefebvre : le réel et la société informationnelle et Henri Lefebvre (2/2) : Novi-Beograd et la ville d’aujourd’hui