La liberté, pour la plupart d’entre nous, naît de l’expérience et de tâtonnements successifs ou encore quand tel ou tel joug est littéralement devenu insupportable. Elle s’acquiert, ou non. Odile Decq est née avec. Les talents en plus.
Odile Decq est la cinquième d’une fratrie de sept enfants d’une famille bretonne établie à Laval, en Mayenne. D’aucuns l’oublient mais la Bretagne a exporté longtemps rien sinon des ressources humaines.
« – ceux-là qui traînent le rire au cœur de la nuit
– En vivant de l’argent que la Bretonne a gagné
– Ont face honorable et sont gens bien assis», chantait Glenmor.
Odile Decq avait un message pour ces gens là, comme dirait l’autre.
Dans les années 60, une jeune Odile Decq portait un jean au collège. Ce n’est pas qu’elle était punk – ça viendra plus tard -, c’est qu’elle était ici couturière. Quand les garçons osaient à peine, quand sa mère le lui avait interdit, pour arriver à ses fins, le jean elle se l’était fait toute seule.
A l’époque, ‘faire’ signifiait coudre donc – «pour m’habiller comme je voulais», pratiquer la gym – «pour m’enfuir» et dessiner – «pour m’enfuir», dit-elle.
Seule blonde dans une famille de bruns, elle était «la chieuse». Le serait à moins quiconque put en ces temps pré-Internet trouver la toile de denim, concevoir et mesurer le patron, le couper et le coudre et enfin porter ce jean comme un charme au collège du coin. Odile Decq, déjà, n’avait presque pas de murs.
«Archi c’est pas pour les filles», lui dit-on plus tard. Va pour Archi et Lettres Modernes.
A Laval, à Rennes puis Paris, «je faisais ce que je voulais car je prouvais que je pouvais le faire», résume-t-elle.
Nous avions deviné.
Idem demain à Hong Kong, où elle se trouve à l’automne 2012.
Idem hier. Sinon que pensez de la Banque populaire de l’Ouest et d’Armorique livrée à Rennes en 1990, en collaboration avec Peter Rice – excusez du peu – pour la façade ? Le monde entier en fut abasourdi. Elle avait 35 ans. Bon, Bretonne, elle connaissait Rennes et, architecte, elle connaissait Peter Rice car elle aimait Londres, où elle se rendait en voiture tous les week-ends avec Benoît Cornette. «Toute la musique» la nuit, «toute l’architecture» le jour. No future ? I don’t think so !
Aujourd’hui pareil. De fait, elle a livré au printemps 2012, à Rennes…, un FRAC de très belle facture.
Commandeur de l’ordre des Arts et Lettres, chevalier de la Légion d’honneur, International Fellow du RIBA, Odile Decq est désormais présentée dans un article de Wikipedia et chacun, entre ces deux ouvrages rennais, s’il ne la connaît déjà, pourra se forger une opinion éclairée quant à sa carrière d’architecte.
Cela écrit, au-delà d’une volonté de bâtir et du savoir-faire du constructeur – le béton, une première, du Frac rennais ou les détails de la façade de verre qui habille, sans jamais les toucher, les piliers en pierre du Palais Garnier à Paris ne sont que deux exemples -, Odile Decq porte de l’être humain la vision qu’elle a d’elle-même.
C’est une chance inouïe (peu ou prou, le hasard ayant toujours sa chance) que de choisir ses maîtres provisoires, notamment, puisqu’il est question d’histoire, au Laboratoire d’architecturologie et de recherches épistémologiques sur l’architecture (Laréa)*, une forme d’’indenture’** réservée aux autodidactes. Comme Odile Decq faisait la lecture pour Philippe Boudon (Lettres Modernes, vous vous souvenez ?) en voyant passer Portzy, Eisenman, etc. elle apprenait à faire une axo «avec les Polonais et les Roumains de Sarfati». AMC, fondé en 1967 par Boudon et Sarfati, cela vous dit quelque chose ?
Plus tard, elle organisera des symposiums, autant d’occasion de croiser Rodgers, Ciriani, Foster, Hadid, Tschumi (qui lui proposera d’enseigner à Columbia ; Virilio fera la même demande pour l’école spéciale).
Les passions sont cumulatives et l’indenture désormais à jamais un souvenir.
Nous sommes dans la salle de réunion d’une agence nichée au fond d’une cour et à laquelle d’aucuns accèdent via un escalier désormais branlant, les propriétaires apparemment peu au fait des règles de l’art en matière de rénovation. Ce qui a le don d’excéder l’architecte qui a signé ses premiers contrats – «avec [son] petit cartable et [ses] petits dossiers» – pour des rénovations d’appart à Paris afin de financer ses études. Heureux temps quand on pouvait être architecte avant même d’avoir le diplôme.
De toute façon, l’école était en grève et le loyer devait être honoré.
Tellement même qu’un premier client, mauvais payeur de son extension, s’est retrouvé au tribunal. Odile Decq a gagné. Non mais !
Bref, la salle de réunion, en mezzanine. Une table rectangulaire, des chaises colorées. Les cloisons sont composées de maquettes sous verre, chacune unique, empilées les unes sur les autres.
Ce sont dix de ces maquettes-concepts qui firent l’objet en 1989 d’une exposition mémorable dans le show room d’Artémide aux Halles à Paris. D’aucuns, nés pré-wiki, s’en souviennent. Le catalogue – un boîtier de CD avec des photos de Georges Fessy et des textes de Philippe Trétiak – est ‘collector’.
En tout bien tout honneur, l’architecte rend ici hommage aux photographes Stéphane Couturier et Georges Fessy.
«Je n’oublie jamais les gens qui m’ont aidé», dit-elle. Ils se reconnaitront donc tous ceux qui sont dans cet article et que l’auteur ne peut citer tous.
Sur une étagère le long de l’escalier, les nombreuses récompenses (surtout internationales) de ceci et cela prennent gentiment la poussière.
Nous pourrions aussi évoquer la mémoire de Joseph Belmont*** ; des rencontres régulières avec ce haut fonctionnaire sont nées d’un courrier pointant les insuffisances de la loi de 1977 sur l’architecture. Ou encore parler de Bernard Tricot, à qui nous devons entre autres la création de la Mission Interministérielle pour la Qualité des Constructions Publiques (MIQCP), dont il fut le premier président. En 1979, une mission effectuée par Odile Decq en Allemagne pour la MIQCP est à l’origine des concours à la française. Mais sans doute serait-ce confondre l’Histoire de l’architecture contemporaine avec l’histoire d’Odile Decq, qui n’en demande pas tant.
La saveur du café rappelle que depuis Londres, il y eut l’Italie – Lion d’or à Venise dès 1996 («I’m from Laval !») – Grenoble, New York, Vienne, Düsseldorf, Montréal, Shanghai, Paris. Paris beaucoup, dernièrement, longtemps, par choix. N’est pas directeur de l’ESA qui veut.
Ne pas confondre ici arrogance de sachant avec prosélytisme pédagogique ; Odile Decq est du côté des enseignants, pas des mollahs. C’est le péché originel des autodidactes, ils ont à cœur de transmettre les clefs de leur bonne fortune. Il est cependant dans l’ordre des choses qu’ils soient un jour à leur tour contestés. Mercredi 29 août, juste hier, Odile Decq n’est plus directrice de l’ESA.
L’architecture demeure et, nul ne doit s’y tromper, Odile Decq est du côté des architectes même si, pour citer Claude Parent, «ses combats […] sont livrés contre la mollesse architecturale, la médiocrité, le manque d’ambition des uns et des autres, leurs peurs et leurs angoisses […]».
Elle construit comme elle pense et le FRAC de Rennes est une démonstration des vertus de l’indépendance mâtinée de détermination bretonne. D’ailleurs, les mégalithes d’Aurélie Nemours qui côtoient ce bâtiment, même s’ils étaient imposés dans le cahier des charges, sont une incidence qui, au final, doit bien peu à la coïncidence. Même à Rome, les Romains s’en sont rendu compte.
Les cheminements de cette femme de l’art demandent des efforts, sauf aux handicapés, mais ils mènent subrepticement à des espaces éclatants où conservateurs, y compris les plus conservateurs d’entre eux, artistes et quidams lambda trouveront cadre à s’épanouir comme rarement ailleurs. Cela vaut pour les marins et les canidés, de mémoire, au moins un de chaque.
Même pas punk au fond, farouche sans doute, aimable toujours, Odile Decq n’est pas juge ou policière, elle est architecte.
Confondre ici Le Rouge et le Noir avec son rouge et noir serait lui faire injure ; la peine, elle sait, mais le désenchantement et l’hypocrisie lui sont étrangers.
Christophe Leray
*Laréa : laboratoire d’architecturologie et de recherches épistémologiques sur l’architecture, fondé par Philippe Boudon avec Bernard Hamburger, Gérard Bauer et Alain Sarfati
** L’indenture est un mot anglais désignant un contrat synallagmatique (qualifiant les contrats qui contiennent obligation réciproque entre les parties) auparavant apparenté à du servage ou à l’ ‘engagisme’, un système similaire utilisé dans l’empire colonial français. En savoir plus : http://fr.wikipedia.org/wiki/Indenture
*** «Joseph Belmont aura été et restera l’un des très grands hauts fonctionnaires dont la carrière fut entièrement dévouée à l’architecture», a expliqué Christine Albanel, alors ministre de la Culture, en mars 2008. Né en 1928 à Grenoble, Joseph Belmont est architecte diplômé en 1952 de l’École nationale supérieure des Beaux-arts de Paris. Il devient en 1956, architecte des bâtiments civils et des palais nationaux puis, de 1958 à 1978, architecte en chef des résidences présidentielles. C’est en 1978, comme directeur de l’architecture au sein du tout nouveau ministère de l’Environnement et du cadre de vie que l’architecte commencera une carrière administrative qui marquera les esprits. Il sera par la suite nommé à la présidence de l’Établissement public d’aménagement de La Défense (1982-1985), conservateur du domaine national du parc de Saint-Cloud (1982-1992), président de la Mission interministérielle pour la qualité des constructions publiques (1988-1994) et président de section au Conseil général des Ponts et Chaussées (1988-1993).
Cet article est paru en première publication sur le Courrier de l’Architecte le 5 septembre 2012