«Le philosophe dans sa bibliothèque et le déraciné dans son bidonville rêvent d’une ville qui puisse satisfaire aussi bien leur quotidienneté que leurs fantasmes».* Depuis la nuit des temps, les utopies urbaines sont liées aux aléas sociétaux et politiques. Les projets utopiques d’Etienne-Louis Boullée à Le Corbusier ont largement contribué à façonner la pensée architecturale. Au XXIème siècle, l’utopie est-elle encore un élément de l’élaboration du projet architectural ?
L’utopie architecturale est avant tout née dans la dénonciation de l’organisation sociale et politique. Il ne faut cependant pas confondre imaginaire architectural et démarche utopique. Nos architectes contemporains savent très bien proposer des formes différenciées les unes des autres, certaines constructions sont même parfois signées dans leur forme ou dans leurs matériaux. Pourtant, choisir une couleur qui détonne dans le paysage, vriller des tours de 50 étages ou proposer des maisons sur le toit n’est pas de l’ordre de l’utopie. De là à penser que les architectes l’ont perdue de vue ?
L’utopie est de plusieurs natures. Parce qu’elle en est consubstantielle, l’utopie est déjà d’ordre social. L’Utopie de Thomas More, parue en 1516, et la Cité du soleil de Campanella, publiée en 1604, proposaient des villes organisées et géométriques. L’insalubrité croissante pendant la révolution industrielle a changé la donne. Le bien-être physique et moral devint un facteur sociétal et les classes ouvrières suscitèrent l’intérêt des concepteurs comme Charles Fourier (1772 – 1837), inventeur du Phalanstère. Dans les années 60, un regain pour l’utopie apparaît dans un contexte de critique assumée des grands ensembles post 45.
Les barres et les banlieues n’ont depuis cessé de déchaîner les passions. Banlieue 89 et les différents protocoles de l’ANRU en ont été la suite logique. La réhabilitation de ces quartiers, de Castro-Denisoff à Lacaton & Vassal, a offert un terrain d’expérience et d’application de certains principes utopiques sociaux. Quinze ans plus tard, le défi est loin d’être relevé et d’utopie, il n’est plus question. Pourtant quel architecte n’assure pas, avec certes plus ou moins de conviction et de réussite, qu’il «œuvre à l’amélioration des modes de l’habiter et de l’espace de vie» ?
L’utopie architecturale est aussi formelle qu’esthétique. Il n’est pas ici question de goût mais de vision. Jean Nouvel propose des formes innovantes dans la ville, au même titre que Zaha Hadid ou Franck Gehry. L’architecture prend alors des consistances nouvelles et suscite au moins une émotion pour qui la regarde. S’il n’y avait pas eu dans leur imaginaire un soupçon d’utopie urbaine autant qu’architecturale, le geste aurait-il été le même ?
Ne pas confondre pourtant utopie et innovation, ou ni l’un ni l’autre. Le concours «Réinventer Paris» proposait ainsi, dans son intitulé même, «un appel à la création, à l’imagination, à la transcendance des codes de la ville». Utopique ? Dans la pratique, quand ont été dévoilés les lauréats, une grande déception formelle et programmatique.
Bien sûr, personne n’est dupe et chacun sait bien qu’un beau projet ne verra pas le jour forcément dans son état de perspective. Le projet de «Tour arbre» à Montpellier, de Sou Foujimoto associé à Nicolas Laisné est en cela attendu avec grande impatience. Puis il faudra se coltiner 1 000 arbres au-dessus du périphérique parisien.
L’architecture est rarement vide de sens, encore moins dans nos années où le foncier comme les billets sont comptés avec rigueur et discipline. L’utopie peut-elle être d’ordre programmatique ? Pour être économiquement viable, un architecte doit satisfaire la commande qui lui a été passée, qu’elle soit publique ou privée. Il s’agit donc pour lui de concevoir un gymnase, des logements sociaux, parfois une école, rarement un musée. Le programme est dès lors arrêté à l’avance et les budgets comme les normes guident davantage les opérations, tant ils sont serrés et qu’elles sont contraignantes, que les bonnes intentions. L’utopie est ici bien loin de la réalité. Mais n’est-ce pas justement le rôle de l’architecte de dépasser ces contraintes. Utopique ?
Architectes et maîtres d’ouvrage semblent partir de l’idée reçue que les non-initiés ne verront pas les différences qualitatives et s’accordent donc sur une architecture de façade, plaisante au premier regard. Une étude rapide du plan d’étage indique cependant que derrière une façade joliment contemporaine et chic, une seule cage d’ascenseur, forcément aveugle, pour quinze appartements, c’est peu. Et que onze appartements mono-orientés, c’est trop !
Tous ces projets ont aujourd’hui néanmoins un point commun, celui d’être en-vi-ron-ne-men-tal. Quand au XXIe siècle les pouvoirs publics délaissent sans apitoiement l’architecture, l’utopie a-t-elle trouvé un nouveau terrain d’épanouissement en passant de la politique à l’environnement ?
Toujours est-il que les architectes cherchent à leur échelle à proposer des solutions au réchauffement climatique. Que l’urbain durable ne demeure pas une utopie ? Dans les années 70, Arcosanti a été créée en Arizona. Paolo Soleri, son architecte voulait déjà démontrer qu’une écocité pouvait faire preuve d’un développement urbain harmonieux et respectueux de l’environnement.
Depuis l’idée de l’architecture durable s’est largement répandue. Des villes flottantes sont imaginées pour pallier les migrations climatiques des habitants des mégapoles touchées par la montée inéluctable des océans. Ecologiques, autonomes en énergie et autarciques du point de vue alimentaire, elles promettent le salut. Lilypad, de l’architecte belge Vincent Caillebaut est-elle une utopie ? Quand des industriels et promoteurs proposent leur propre projet, tel Green Float au Japon, ne s’agit-il plus que d’innovation ? Une utopie Wetropolis à Bangkok quand il faut sauver la ville qui s’enlise ? Utopique de sauver Venise ?
Se souvenir qu’Etienne-Louis Boullée a livré des dessins à foison mais peu d’applications concrètes.
Des démarches prospectives aboutissent cependant. Si les algues en façade ont pu être proposées dans le cadre du projet lauréat de l’agence XTU du concours «Réinventer Paris», c’est que le procédé a longtemps été testé en amont, sur les toits parisiens. Là encore, rien d’utopique, juste un procédé, une invention.
Les utopies contemporaines restent donc à inventer ? Seront-elles, comme l’a écrit Thomas More «sans localisation, sans matérialité» ? Arata Isozaki, au début d’Internet, avait le premier développé l’idée d’une ville virtuelle le projet Kaishi. Au vu du développement des technologies, l’utopie est peut-être à chercher dans cet autre espace, virtuel celui-là. Cela n’a-t-il pas toujours été le cas ?
Léa Muller
* Michel Ragon – L’homme et les villes (1995)