D’aucuns connaissent quelques-uns des codes du génial architecte américain dans la conception de ses maisons : une entrée qu’il faut chercher, pas de sous-sol, pas de grenier, (no attic, no basement) l’abondance de la lumière naturelle, etc. Mais, à visiter ses maisons d’Oak Park, près de Chicago, il est aisé de découvrir à quel point Frank Lloyd Wright n’est pas un homme dogmatique.
En témoigne notamment la William Copeland House. Apparemment, ce monsieur Copeland voulait et un sous-sol et un grenier et un porche à colonnade qui plus est et surtout rien de ces nouveaux dessins scandaleux. Le jeune architecte ne s’est pas posé de questions et, en 1909, William Copeland avait sa maison conforme aux canons du quartier mais avec les mêmes problèmes d’entretien que toutes les maisons de Franck Lloyd Wright.
Les trois maisons de ‘contrebande’ (Bootleg houses), ainsi nommées car réalisées alors que FLW travaillait encore pour Adler & Sullivan qui lui avaient interdit les projets externes à l’agence, marquent aussi cette transition de style. De fait les Thomas H. Gale et Robert P. Parker Houses sont quasiment identiques et sont elles-mêmes copies presque conformes d’une maison construite en 1892 à La Grange, dans l’Illinois. Quand Sullivan découvre l’entourloupe, FLW doit démissionner. A quoi ça tient une carrière…
Oak Park est alors éloignée de Chicago mais reliée par une voie de chemin de fer (c’est aujourd’hui l’une des lignes du métro de Chicago). La grande bourgeoisie y voit alors la possibilité d’acheter de grands terrains, sur lesquels ils font construire de cossues et vastes ‘mansions’ victoriennes sur lesquelles règnent les femmes et les enfants et leurs domestiques tandis que les maîtres de famille font l’aller-retour en train pour aller travailler dans le cœur vibrant de Chicago et tout cela est très chic.
La mère de FLW a acheté une maison à Oak Park et vit dans l’une de ces ‘mansions’ quand elle alerte son fils que la parcelle limitrophe est à vendre. Que ne ferait pas une mère pour garder son fils et soutien financier près d’elle. En 1888, Franck Lloyd Wright a 21 ans, une éducation mais pas de diplôme d’architecte. Et Il vient de se marier avec Catherine Lee Tobin, de trois ans sa cadette, qui lui donnera six enfants. Sans le sou, il emprunte alors 5 000 dollars à Louis Sullivan. Il en dépense 1 200 pour ce terrain à Oak Park. Avec le reste il construit sa maison.
Comme le budget est serré, il utilise des bardages et des briques bon marché. C’est ainsi qu’il fut le premier à utiliser en façade la brique de Chicago, poreuse et habituellement utilisée en intérieur. Cependant, la toute première partie de la maison reprend encore des codes usités de l’époque, curiosité dont il poussera la logique jusqu’au bout avec la Nathan G. Moore House (1895) pour s’apercevoir sans doute être arrivé à une impasse. De fait, dès les toutes premières extensions de sa maison, au fil des naissances, et la construction de son atelier en extension de l’habitat familial, s’affirme alors, avec un grand puits central apportant lumière à l’habitation, une écriture qui fit sursauter les voisins.
Ainsi apparaît d’emblée sa volonté que l’entrée soit cachée, pas stupidement plantée sur la rue comme celle de toutes les entrées des autres maisons qui se donnent des airs de m’as-tu vu ? «Mettre une porte à cet endroit brise le dessin de la maison sur la rue», explique-t-il. De fait, dans le Frank Lloyd Park District d’Oak Park, qui compte plus d’une dizaine de maisons, il faut presque à chaque fois chercher l’entrée. Sauf les fois où FLW avait besoin d’argent : quand il y a un grenier et un sous-sol, l’entrée est facile à trouver.
Même concept d’un accès mystérieux pour le ‘Unity Temple’, l’une des plus grandes églises d’Oak Park, la plus centrale, qu’il a construite entre 1905 et 1908 et qui se trouve à quelques ‘blocks’ de son studio. Aujourd’hui en travaux, comme souvent, il faut en chercher l’entrée, à tel point que les architectes qui en assurent aujourd’hui la réhabilitation étaient bien embêtés pour y ajouter la rampe pour l’accès handicapé. Bref, ce concept est né dès l’ébauche de sa première maison, qu’il construisait pour sa famille. En ce sens, ce n’était pas là un manifeste architectural quelconque mais plutôt une façon habile de protéger son intimité du regard des voisins.
Cette volonté farouche de se défendre du regard des autres semblait antinomique avec sa volonté de laisser entrer la lumière naturelle dans la maison. A la fin du XIXe siècle à Chicago et dans toutes les banlieues huppées (Oak Park, Hyde Park, Evanston, Winnetka, etc.), les maisons bourgeoises, victoriennes, étaient cloisonnées, les fenêtres couvertes de draps lourds, sans visibilité sur l’extérieur, les murs couverts d’épaisses tapisseries aux motifs champêtres de chasse au cerf.
Dans ce qui fut le premier salon de la famille, les fenêtres sont opaques et la pièce est sombre. Très vite, FLW déplace la cuisine et crée une nouvelle pièce avec de larges fenêtres superposées, sans rideaux, donnant sur un bois et laissant entrer la lumière à profusion. Jusqu’à ce qu’une maison soit construite sur cette parcelle auparavant vide. De dépit, FLW obtura le rang inférieur des fenêtres, ne gardant que le rang supérieur. La lumière pénétrait tout autant mais l’intimité de la famille était préservée, sans lourds rideaux. Ce design, il allait le développer avec une très grande réussite pour son atelier et plus tard dans la gestion de la lumière de ses maisons. Même l’Unity Temple, cité plus haut, reçoit sa lumière d’une rangée de fenêtres placées très haut sur les murs, donnant un caractère éminemment spirituel à cette lumière indirecte arrosant l’assemblée des fidèles.
A l’intérieur de la maison, un simple tabouret est le témoin concret de l’évolution en cours à Chicago durant cette période. Louis Sullivan a déjà désencombré le tabouret victorien qui croule sous les références et les ornements. Par souci d’économie, entre autres, FLW a encore simplifié le tabouret de Louis Sullivan, pour en faire un objet sans fioriture, utile et efficace cependant parfaitement dessiné.
Loin de la pompe victorienne, pour sa propre maison, passé l’entrée, F.L.W. offre des points de vue multiples sur les différents espaces du logement et leur traitement radical : pas de tapisserie, les murs à cloisons de plâtre sont peints (en deux teintes de vert) comme dans les maisons ouvrières ; des fenêtres à vitraux au design iconoclaste pour l’époque et des meubles conçus par lui-même (en ronce de chêne, un bois surexploité et aujourd’hui quasi disparu qui donne encore plus de valeur à ces objets) aux lignes épurées.
Plus étrange, une frise venue de Perse ou de l’actuelle Turquie vous accueille dès le premier seuil franchi. Les moulures dentées (dental molding) dont le thème est repris subtilement partout dans la maison, sous les contremarches des escaliers et dans les encadrements des miroirs et des œuvres d’art par exemple, attestent que FLW n’était pas averse à l’ornementation. D’ailleurs ses vitrages en verre sérigraphié, outre de protéger de la vue, avaient aussi valeur à égayer des intérieurs qui, même avec FLW, demeuraient austères si on doit les comparer aux standards d’aujourd’hui.
De fait, les peintures et fresques qui ornent la maison sont toutes un mélange étonnant de kitch Indien (d’Amérique) et égyptien. A cette époque, à Chicago et encore moins à Oak Park, personne n’est allé en Egypte mais les pyramides, présentes d’ailleurs dans toutes les peintures de la maison Wright, venaient d’être ‘découvertes’ et l’Egypte était le truc à la mode. Des indiens, il y en avait encore mais loin des yeux, sinon du cœur, et FLW n’en savait pas plus au sujet des uns ou des autres. Alors va pour des représentations fantasmagoriques qui, pour le coup, n’avaient rien de victoriennes.
Le fait est pourtant que FLW est, lui, allé plus tard jusqu’au Japon, un sacré voyage en son temps, et sa toute première maison exprime déjà une curiosité précoce vis-à-vis de ce pays. FLW a toujours nié à cet égard avoir découvert le pavillon Japonais de l’exposition universelle de 1893 qui s’est tenue à Chicago. Sauf que les historiens de la fondation ont pu retrouver l’origine des nombreuses estampes et œuvres japonaises que possédait l’homme de l’art, et les premiers sont issus… de la foire de 1893.
Il demeure que l’influence japonaise est omniprésente tant dans les extensions successives de sa maison, dont l’une des pièces est construite autour de l’arbre qui poussait à cet endroit, que lors de la conception de son studio, et cela avant même son voyage au Japon. En tout état de cause, plus tard, à chaque fois que FLW avait besoin d’argent, il tirait un bon prix de ses étampes japonaises. Bref, aussi loin que l’architecte était concerné, l’esprit victorien avait vécu.
Le problème est que FLW n’était pas ingénieur et la plupart de ses maisons d’Oak Park souffrent de défauts structurels, notamment les porte-à-faux qui ont tendance à s’affaisser ou les toitures gangrenées par l’humidité puisque l’architecte ne voulait pas de gouttière. A cet effet, il avait donc inventé son propre système d’évacuation de l’eau, lequel se montra peu résistant à l’usage du temps.
La réhabilitation du Unity temple n’échappe pas à la règle et chacune de ses œuvres doit être sans cesse remise sur le métier de la réhabilitation pour les maintenir en bon état. La difficulté est d’autant plus grande que, les ouvrages de FLW étant désormais protégés, leurs propriétaires doivent faire appel à des entreprises spécialisées, et donc beaucoup plus chères, pour tous travaux. Pour le coup, certaines de ces maisons sont quasi à l’abandon en attente d’un acheteur capable de leur offrir des jours meilleurs.
C’est le cas notamment de la Laura Gale House, l’une des maisons les plus emblématiques de FLW à Oak Park à l’époque de sa construction en 1909. Le propriétaire actuel a pourtant tenté quelque chose, il a installé des gouttières par exemple, et redonné à la maison sa couleur d’origine. Bref, être aujourd’hui l’heureux propriétaire d’une maison de Frank Llyod Wright est certes prestigieux car ces maisons valent très chers mais ce n’est pas forcément un cadeau.
Pour la petite histoire et pour boucler la visite du studio de FLW, savoir qu’il a finalement abandonné mère, épouse et enfants quand il est parti à Berlin avec la femme de l’un de ses clients. La pauvre madame Wright, éplorée, n’eut d’autre choix que de diviser la maison en appartements locatifs afin de subvenir aux besoins de sa famille. Ce n’est que dans les années 80 que la fondation FLW a réussi à reconstituer la maison telle qu’elle fut conçue par son architecte. Et encore, pas tout à fait.
En effet, l’un de ces appartements demeure. C’est celui qu’occupe le gardien du lieu. Il est situé juste au-dessus de ce qui fut le garage, à l’époque où à Oak Park on circulait en calèche, et il s’agit de l’ancien appartement occupé par le fils (aîné) de FLW, John, devenu également architecte. Ce qui fut le garage est aujourd’hui la boutique de souvenirs et l’accueil. La maison victorienne de la mère de FLW est toujours là, toute proche, sur la parcelle adjacente. Elle ne se visite pas.
Christophe Leray